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jours se sauvait du châtiment par quelque trait de subtilité. Il n’était pas possible au philosophe de le confondre.

Un certain jour de marché, Xantus, qui avait dessein de régaler quelques-uns de ses amis, lui commanda d’acheter ce qu’il y aurait de meilleur, et rien autre chose. Je t’apprendrai, dit en soi-même le Phrygien, à spécifier ce que tu souhaites, sans t’en remettre à la discrétion d’un esclave. Il n’acheta donc que des langues, lesquelles il fit accommoder à toutes les sauces ; l’entrée, le second, l’entremets, tout ne fut que langues. Les conviés louèrent d’abord le choix de ce mets ; à la fin ils s’en dégoûtèrent. Ne t’ai-je pas commandé, dit Xantus, d’acheter ce qu’il y aurait de meilleur ? Eh ! qu’y a-t-il de meilleur que la langue ? reprit Ésope. C’est le lien de la vie civile, la clef des sciences, l’organe de la vérité et de la raison : par elle on bâtit les villes et on les police ; on instruit, on persuade, on règne dans les assemblées, on s’acquitte du premier de tous les devoirs, qui est de louer les dieux. Eh bien ! dit Xantus (qui prétendait l’attraper), achète-moi demain ce qui est de pire : ces mêmes personnes viendront chez moi ; et je veux diversifier.

Le lendemain Ésope ne fit encore servir que le même mets, disant que la langue est la pire chose qui soit au monde : c’est la mère de tous débats, la nourrice des procès, la source des divisions et des guerres. Si on dit qu’elle est l’organe de la vérité, c’est aussi celui de l’erreur, et, qui pis est, de la calomnie. Par elle on détruit les villes, on persuade de méchantes choses. Si d’un côté elle loue les dieux, de l’autre elle profère des blasphèmes contre leur puissance. Quelqu’un de la compagnie dit à Xantus que véritablement ce valet lui était fort nécessaire ; car il savait le mieux du monde exercer la patience d’un philosophe. De quoi vous mettez-vous en peine ? reprit Ésope. Eh ! trouve-moi, dit Xantus, un homme qui ne se mette en peine de rien.

Ésope alla le lendemain sur la place ; et voyant un paysan qui regardait toutes choses avec la froideur et l’indifférence d’une statue, il amena ce paysan au logis. Voilà, dit-il à Xantus, l’homme sans souci que vous demandez. Xantus commanda à sa femme de faire chauffer de l’eau, de la mettre dans un bassin, puis de laver elle-même les pieds de son nouvel hôte. Le paysan la laissa faire quoiqu’il sût fort bien qu’il ne méritait pas cet honneur ; mais il disait en lui-même : C’est peut-être la coutume d’en user ainsi. On le fit asseoir au haut bout ; il prit sa place sans cérémonie. Pendant le repas, Xantus ne fit autre chose que blâmer son cuisinier ; rien ne lui plaisait : ce qui était doux, il le trouvait trop salé ; et ce qui était trop salé, il le trouvait doux. L’homme sans souci le laissait dire, et mangeait de toutes ses dents. Au dessert, on mit sur la table un gâteau que la femme du philosophe avait fait : Xantus le trouva