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LES FILLES DE MINÉE.

Je riray des discours d’une langue indiscrete,
Et m’abandonneray sans crainte à vôtre ardeur,
Contente que je suis des soins de ma pudeur.
Jugez ce que sentit Pirame à ces paroles.
Je n’en fa{s point icy de peintures frivoles :
Suppléez au peu d’art que le Ciel mit en moy ;
Vous-mêmes peignez-vous cet Amant hors de soy.
Demain, dit-il, il faut sortir avant l’Aurore ;
N’attendez point les traits que son char fait éclore.
Tenez-vous aux degrez du terme de Cerés ;
Là, nous nous attendrons : le rivage est tout prés,
Un barque est au bord ; les Rameurs, le vent même,
Tout pour nôtre départ montre une hâte extrême ;
L’augure en est heureux, nôtre sort va changer ;
Et les Dieux sont pour nous, si je sçais bien juger :
Thisbé consent à tout : elle en donne pour gage
Deux baisers, par le mur arétez au passage.
Heureux mur ! tu devois servir mieux leur desir ;
Ils n’obtinrent de toy qu’une ombre de plaisir.
Le lendemain Thisbé sort, et prévient Pirame ;
L’impatience, helas ! maîtresse de son ame,
La fait arriver seule et sans guide aux degrez.
L’ombre et le jour lutoient dans les champs azurez.
Une lionne vient, monstre imprimant la crainte ;
D’un carnage recent sa gueulle est toute teinte.
Thisbé fuit, et son voile emporté par les airs,
Source d’un sort cruel, tombe dans ces déserts :
La lionne le void, le soüille, le déchire,
Et, l’ayant teint de sang, aux forests se retire.
Thisbé s’étoit cachée en un buisson épais.
Pirame arrive, et void ces vestiges tout frais.
O Dieux ! que devient-il ? Un froid court dans ses veines.
Il apperçoit le voile étendu dans ces plaines,
Il le leve ; et le sang, joint aux traces des pas,
L’empêche de douter d’un funeste trépas.
Thisbé, s’écria-t-il, Thisbé, je t’ay perduë !
Te voila, par ma faute, aux Enfers descenduë !
Je l’ay voulu ; c’est moy qui suis le monstre affreux