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DE SAINT MALC.

Approuve les conseils que le Saint luy suggere.
Il fait choix de deux boucs les plus grands du troupeau,
Les tuë, oste les chairs, change en outre leur peau.
Nostre couple s’en sert à traverser des ondes
Dont il falloit franchir les barrieres profondes.
Le courant les poussa bien loin sur l’autre bord.
Tous deux marchent en haste où les guide leur sort.
Ils avoient achevé quatre stades à peine,
Quand, trahis par leurs pas imprimez sur l’arene,
Ils entendent de loin des chameaux et du bruit,
Tournent teste ; et, voyans que leur maistre les suit,
Se pressent, mais en vain ; tout ce qu’ils purent faire
Fut de gagner un antre affreux et solitaire,
Triste sejour de l’ombre : en ses détours obscurs
Regnoit une Lionne hostesse de ses murs.
Elle y conceut un Fan, unique et tendre gage
Des bruslantes ardeurs du Roy de cette plage.
Mere nouvellement, on l’eust veuë allaiter
Celuy qu’elle venoit en ces lieux d’enfanter.
Mais comment l’eust-on veuë ? à peine la lumiere
Osoit franchir du seuil la démarche premiere.
Par cent cruels repas cét antre diffamé
Se trouvoit en tout temps de carnage semé.
Le saint couple fremit, et s’arreste à l’entrée :
Ils n’osent penetrer cette horrible contrée ;
Ils cherchent quelque coin en tastant et craintifs
L’Arabe croit desja tenir ses fugitifs.
Il n’avoit avec luy pour escorte et pour guide
Qu’un esclave fidele, adroit, et peu timide.
Va me querir, dit-il, ce couple qui s’enfuit.
Le cimeterre au poing l’esclave entre avec bruit.
La Lionne l’entend, rugit, et pleine d’ire
Accourt, se lance à luy, l’abbat, et le déchire.
De son séjour si long le maistre est estonné ;
Et d’un courroux aveugle aussi-tost entraisné,
Est-ce crainte ou pitié, dit-il, qui te retarde ?
Quoy ! je n’ay pas encor cette troupe fuyarde ?
Enfans de l’infortune, esprits nez pour les fers