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CINQUIESME PARTIE.

Non, Madame, il voudroit achever sa carriere.
La nôtre sera longue encor si nous voulons.
Se faut-il, à vingt ans, enfermer dans la biere ?
Nous aurons tout loisir d’habiter ces maisons.
On ne meurt que trop tôt ; qui nous presse ? attendons.
Quant à moy, je voudrois ne mourir que ridée.
Voulez-vous emporter vos appas chez les morts ?
Que vous servira-t-il d’en être regardée ?
Tantôt, en voyant les tresors
Dont le Ciel prit plaisir d’orner vôtre visage,
Je disois : Helas ! c’est dommage !
Nous-mêmes nous allons enterrer tout cela.
A ce discours flatteur la Dame s’éveilla.
Le Dieu qui fait aimer prit son tems ; il tira
Deux traits de son carquois : de l’un il entama
Le soldat jusqu’au vif ; l’autre effleura la Dame.
Jeune et belle, elle avoit sous ses pleurs de l’éclat ;
Et des gens de goût délicat
Auroient bien pû l’aimer, et même étant leur femme.
Le garde en fut épris : les pleurs et la pitié,
Sorte d’amours ayant ses charmes,
Tout y fit : une belle, alors qu’elle est en larmes,
En est plus belle de moitié.
Voilà donc nôtre veuve écoutant la loüange,
Poison qui de l’amour est le premier degré ;
La voilà qui trouve à son gré
Celuy qui le luy donne. Il fait tant qu’elle mange ;
Il fait tant que de plaire, et se rend en effet
Plus digne d’être aimé que le mort le mieux fait ;
Il fait tant enfin qu’elle change ;
Et toûjours par degrez, comme l’on peut penser,
De l’un à l’autre il fait cette femme passer.
Je ne le trouve pas étrange.
Elle écoute un amant, elle en fait un mari,
Le tout au nez du mort qu’elle avoit tant cheri.
 
Pendant cet hymenée, un voleur se hazarde
D’enlever le dépost commis au soin du garde :