Page:La Fontaine - Œuvres complètes - Tome 2.djvu/312

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
304
CONTES ET NOUVELLES.

Mainte pistolle se glissoit
Dans l’escarcelle de nostre homme.
Il envoioit le Diable à Rome ;
Le Diable revenoit tout chargé de pardons.
Aucuns voyages n’estoient longs,
Aucune chose malaisée.
L’Amant, à force de réver
Sur les ordres nouveaux qu’il lui faloit trouver,
Vid bien-tost sa cervelle usée.
Il s’en plaignit à sa divinité,
Lui dit de bout en bout toute la verité.
Quoy ! ce n’est que cela ? lui repartit la Dame :
Je vous auray bien-tost tiré
Une telle épine de l’ame.
Quand le Diable viendra, vous lui presenterez
Ce que je tiens, et lui direz :
Défrize-moi cecy, fais tant par tes journées
Qu’il devienne tout plat. Lors elle lui donna
Je ne sçais quoy qu’elle tira
Du verger de Cypris, labirinte des fées,
Ce qu’un Duc autrefois jugea si precieux,
Qu’il voulut l’honorer d’une Chevalerie[1] ;
Illustre et noble confrairie,
Moins pleine d’hommes que de Dieux.
D’Amant dit au Demon : C’est ligne circulaire
Et courbe que ceci ; je t’ordonne d’en faire

  1. L’ordre de la Toison-d’Or, institué en 1430 par Philippe-le-Bon, duc de Bourgogne. -- « Ledict duc Philippes, gouvernant avec beaucoup de privauté une Dame de Bruges, doüée d’une exquise beauté, et entrant du matin en sa Chambre, trouva sur sa toilette de la Toison de son Païs d’Embas, dont ceste Dame mal soigneuse donna suject de rire aux Gentils-hommes suivants dudict Duc, qui, pour couvrir ce mystere, fit serment que tel s’estoit moqué de telle Toison, qui n’auroit pas l’honneur de porter un Collier d’un Ordre de la Toison qu’il designoit d’establir pour l’Amour de sa Dame. »
    (Le Théatre d’honneur et de chevalerie, par André Favyn. Paris, R. Foüet, 1620, 2 vol. in-4.)