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CONTES ET NOUVELLES.

Mais puis qu’on ne sçauroit défaire
Ce qui s’est fait, je voudrois bien
(Ceci soit dit sans vous deplaire),
Que, contant de vostre ordinaire,
Vous ne goûtassiez plus du mien.
Le Patron ne voulut luy dire
Ni oüy ny non sur ce discours,
Et commanda que tous les jours
On mist aux repas, prés du sire,
Un pasté d’Anguille : ce mets
Lui chatoüilloit fort le palais.
Avec un appetit extreme
Une et deux fois il en mangea :
Mais, quand ce vint à la troisiesme,
La seule odeur le dégoûta.
Il voulut sur une autre viande
Mettre la main ; on l’empêcha.
Monsieur, dit-on, nous le commande :
Tenez-vous en à ce mets là :
Vous l’aimez, qu’avez-vous à dire ?
M’en voilà soû reprit le Sire.
Et quoy ! toûjours pastez au bec !
Pas une Anguille de rostie !
Pastez tous les jours de ma vie !
J’aymerois mieux du pain tout sec :
Laissez-moy prendre un peu du vôtre,
Pain de par Dieu, ou de par l’autre ;
Au Diable ces pastez maudits !
Ils me suivront en Paradis,
Et par delà, Dieu me pardonne !
Le Maistre accourt soudain au bruit ;
Et, prenant sa part du deduit :
Mon Amy, dit-il, je m’étonne
Que d’un mets si plein de bonté
Vous soyez si tôt dégoûté.
Ne vous ay-je pas ouy dire
Que c’estoit vôtre grand ragoût ?
Il faut qu’en peu de temps, beau Sire,