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CONTES ET NOUVELLES.

De noble race, et qui n’a jamais sceu
Se tourmenter ainsi que font les autres.
Tu sçais, vilain, que tous ces champs sont nostres ;
Ils sont à nous dévoluts par l’édit
Qui mit jadis cette Isle en interdit.
Vous y vivez dessous nostre police.
Partant, vilain, je puis avec justice
M’attribuer tout le fruit de ce champ :
Mais je suis bon, et veux que dans un an
Nous partagions sans noise et sans querelle.
Quel grain veux-tu répandre dans ces lieux ?
Le manant dit : Monseigneur, pour le mieux
Je crois qu’il faut les couvrir de touzelle ;
Car c’est un grain qui vient fort aisément.
Je me connois ce grain là nullement,
Dit le lutin ; comment dis-tu ? Touzelle ?
Memoire n’ay d’aucun grain qui s’appelle
De cette sorte : or, emplis-en ce lieu ;
Touzelle soit, touzelle de par Dieu !
J’en suis content. Fais donc viste, et travaille ;
Manant travaille, et travaille vilain ;
Travailler est le fait de la canaille :
Ne t’attends pas que je t’ayde un seul brin,
Ny que par moy ton labeur se consomme :
Je t’ay ja dit que j’estois gentilhomme,
Né pour chommer, et pour ne rien sçavoir.
Voicy comment ira nostre partage :
Deux lots seront, dont l’un, c’est à sçavoir
Ce qui hors terre et dessus l’heritage
Aura poussé, demeurera pour toy ;
L’autre dans terre est reservé pour moy.
L’oust arrive, la touzelle est siée,
Et tout d’un temps sa racine arrachée,
Pour satisfaire au lot du diableteau.
Il y croyoit la semence attachée,
Et que l’épi, non plus que le tuyau,
N’estoit qu’une herbe inutile et sechée.
Le Laboureur vous la serra trés-bien.