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DEUXIESME PARTIE.

Le mal-heureux Corsaire, emportant cette proye,
N’en eut pas long-temps de la joye.
Un des vaisseaux, quoyqu’il fust accroché,
S’estant quelque peu détaché,
Comme Grifonio passoit d’un bord à l’autre,
Un pied sur son Navire, un sur celuy d’Hispal,
Le Heros d’un revers coupe en deux l’animal :
Part du tronc tombe en l’eau, disant sa patenostre,
Et reniant Mahom, Jupin, et Tarvagant[1],
Avec maint autre Dieu non moins extravagant :
Part demeure sur pieds, en la mesme posture.
On auroit ry de l’avanture
Si la Belle avec luy n’eust tombé dedans l’eau.
Hispal se jette aprés : l’un et l’autre vaisseau,
Mal-mené du combat, et privé de Pilote,
Au gré d’Eole et de Neptune flote.
 
La mort fit lascher prise au Geant pourfendu.
L’Infante, par sa robbe en tombant soûtenuë,
Fut bien-tost d’Hispal secouruë.
Nâger vers les vaisseaux eust esté temps perdu ;
Ils estoient presque à demy mile :
Ce qu’il jugea de plus facile,
Fut de gagner certains rochers,
Qui d’ordinaire estoient la perte des Nochers,
Et furent le salut d’Hispal et de l’Infante.
Aucuns ont asseuré comme chose constante,
Que mesme du peril la cassette échapa ;
Qu’à des cordons estant pendue,
La Belle aprés soy la tira ;
Autrement elle estoit perduë.

Nostre Nâgeur avoit l’Infante sur son dos.
Le premier roc gagné, non pas sans quelque peine,
La crainte de la faim suivit celle des flots ;

  1. Edition de 1668 :
    En reniant Mahom, Jupin et Tarvagant.