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FABLES CHOISIES.




II.
LA TORTUE ET LES DEUX CANARDS.



Une Tortuë estoit, à la teste legere,
Qui lasse de son trou voulut voir le pays.
Volontiers on fait cas d’une terre étrangere :
Volontiers gens boiteux haïssent le logis.
Deux Canards à qui la Commere
Communiqua ce beau dessein,
Luy dirent qu’ils avoient deqüoy la satisfaire :
Voyez-vous ce large chemin ?
Nous vous voiturerons par l’air en Amerique.
Vous verrez mainte Republique,
Maint Royaume, maint peuple ; et vous profiterez
Des differentes mœurs que vous remarquerez.
Ulysse en fit autant. On ne s’attendoit guere
De voir Ulysse en cette affaire.
La Tortuë écouta la proposition.
Marché fait, les oiseaux forgent une machine
Pour transporter la pelerine.
Dans la gueule en travers on lui passe un baston.
Serrez-bien, dirent-ils ; gardez de lascher prise :
Puis chaque Canard prend ce baston par un bout.
La Tortuë enlevée on s’étonne par tout
De voir aller en cette guise
L’animal lent et sa maison,
Justement au milieu de l’un et l’autre Oison.
Miracle, crioit-on ; Venez voir dans les nuës
Passer la Reine des Tortues.
La Reine : Vrayment ouy ; Je la suis en effet ;
Ne vous en moquez point. Elle eût beaucoup mieux fait
De passer son chemin sans dire aucune chose ;
Car laschant le baston en desserrant les dents,