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Savourez avec moi ce tableau que nous fait M. Challaye, de ce qu’il a vu : « Le militarisme coréen n’est qu’un thème de danses. Quand j’étais à Séoul, j’ai assisté à des danses charmantes exécutées par des danseuses coréennes qui représentaient des généraux. Généraux exquis, vêtus de soie claire, avec un casque pittoresque sur la tête, agitant les unes contre les autres de courtes épées élégantes en des gestes harmonieux. Jamais le militarisme ne me parut aussi sympathique qu’incarné par des danseuses coréennes, s’appelant parfum de chrysanthème, pêche de jade et nénuphar rouge ».

Évidemment ; mais, avec une telle armée, comment les pauvres Coréens ne seraient-ils pas écrasés ? Et, avec de tels sentiments et de telles façons d’envisager les choses, comment supporteraient-ils ces fonctionnaires que leur envoient les Japonais et qui tous, « même les instituteurs », ont une épée au flanc ?

Le sort des Coréens est plus pénible encore et plus dur que celui que les Anglais imposent aux Égyptiens.

Si un Coréen est sorti de son pays même pour aller au Japon, il n’y peut rentrer sans une autorisation de la police japonaise. Une pareille. autorisation lui est nécessaire pour se déplacer, à l’intérieur, et pour aller d’une ville ou d’un village à l’autre.

Toutes les banques sont japonaises. Si un Coréen y a déposé de l’argent et veut le retirer, en tout ou en partie, force lui est d’exposer ses motifs et de les faire agréer.

Pas de représentation parlementaire, pas de liberté de la presse, pas de droit d’association, de réunion, de pétition.

Les terres coréennes, surtout dans le sud, sont traitées comme les terres polonaises par l’Allemagne : on en expulse les propriétaires pour y établir des colons japonais.

On s’explique aisément l’effet que dut produire sur une nation ainsi tyrannisée, la proclamation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Diverses manifestations avaient déjà eu lieu lorsque, le 1er mars 1919, à Séoul, à l’occasion des funérailles de l’ex-empereur de Corée, qu’on accusait les Japonais d’avoir empoisonné, l’indépendance fut proclamée, par 33 patriotes, réunis à cet effet dans un restaurant. Ils appartenaient à des religions différentes ; il y avait quinze chrétiens, dont plusieurs ministres du culte, quinze fidèles du Churito Kyo et trois bouddhistes. Immédiatement, les Japonais en arrêtèrent vingt-neuf qu’ils jetèrent en prison. Mais 5.000 étudiants et étudiantes comme en Égypte, sauf les étudiantes parcouraient la capitale et manifestaient en l’honneur de la Corée libre.

 

Les arrestations en masse répondirent à cet appel à la justice et à la paix. À Séoul comme dans les provinces, surtout dans les provinces, où il n’y avait pas de témoins étrangers, les Japonais réprimèrent brutalement les manifestations.

Les Coréens se sont plaints des atrocités dont ils avaient été victimes, atrocité dignes de la barbarie allemande », têtes coupées, ventres ouverts, femmes et jeunes filles violées. Peut-être, dit M. Challaye, y a-t-il lieu de faire la part de l’exagération extrême-orientale. Mais, il est certain qu’il y eut des morts par centaines, des blessés par milliers.

L’indomptable patriotisme des Coréens donna à réfléchir aux Japonais. À la suite de ce soulèvement, ils accordèrent une sorte d’autonomie, mais trop dérisoire pour qu’elle pût contenter personne, une autonomie qui ne reconnaît à la Corée aucun des droits essentiels d’une nation libre.

C’est pourquoi la résistance, plus ou moins ouverte ou latente, continue. C’est pourquoi la révolte couve.

Dans ces conditions, le Japon ne pourra pas plus exploiter indéfiniment la Corée que l’Angleterre ne pourrait indéfiniment exploiter l’Égypte. L’Angleterre semble décidée à reconnaître enfin l’indépendance égyptienne, il faut souhaiter que le Japon, dans son propre intérêt comme dans l’intérêt de la justice, rende son indépendance à la Corée.

E. Guinaudeau.
(Le Radical, 23 août 1920.)