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FRAGMENT



Un soir favorisé de colombes sublimes,
La pucelle doucement se peigne au soleil
Aux nénuphars sur l’onde elle donne un orteil
Ultime, et pour tiédir ses froides mains errantes
Des fois baigne au couchant leurs roses transparentes.
Tantôt, si d’une ondée innocente, sa peau
Frissonne, c’est le dire absurde d’un pipeau,
Flûte dont le coupable aux dents de pierrerie
Tire un futile vent d’ombre, et de rêverie
Par l’occulte baiser qu’il risque sous les fleurs
Mais toute indifférente à ces doux jeux de pleurs
Ni se divinisant par aucune parole
De rose, la beauté jouant de l’auréole
Mire dans l’œil auguste émerveillé d’un or
D’éparse chevelure où fuit la myrrhe encor,
De la lumière vue entre ses doigts limpides !
… Une feuille meurt sur ses épaules humides
Une goutte tombe de la flûte sur l’eau.
Et le pied pur s’épeure comme un bel oiseau
Ivre d’ombre…


PAUL VALÉRY.




AU PRINCE TACITURNE



Si j’entre en la forêt du frêne et de l’alberge
Attiré par la lune au lac lucide et pur
À l’espoir d’entrevoir comme un songe futur
Ta Chimère apparue au miroir de la berge

Avant d’atteindre aux eaux d’où sa blanche ombre émerge
La marque de tes pas séchée au terrain dur
Me dira quel héros d’argent, d’aube et d’azur
A fait sourdre le sang nuptial de la vierge

Je n’irai pas au bois conquérir les seins froids
Où ta longue épée entre et luit comme une croix
Chercheur de face pâle et d’âme taciturne

Je suivrai le long gué par les marais du soir
Et j’irai découvrir nue en son trhône noir
Une déesse en fleurs dans une île nocturne


PIERRE LOUYS.