Page:La Conque, 1891-1892.pdf/130

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

LA VIERGE AU PIANO



La double lampe jaune et rose a nuancé
De reflets orangés le salon or et rouge.
Quelques amis sont là groupés. Plus un ne bouge,
Un court silence, et la musique a commencé.

Tu es au piano sous l’éclat des bougies,
Beethoven te remplit de peur et de douceur :
Toute pâle aux puissants appels du précurseur, `
Tu palpites, beau cygne aux ailes élargies,

Puis, rassurée enfin, tu pars d’un noble élan
Sur le fleuve harmonique où, dans l’oubli de l’heure,
Le violon s’exalte, le piano pleure,
Et le violoncelle exhale un regret lent.

Sur ton front la candeur, dans tes yeux l’allégresse,
Et le rose de la pudeur t’illuminant,
De tes savantes mains tu nous fais maintenant
Un rare et cher tissu d’invisible tendresse.

Parce qu’elle y révèle un charme essentiel,
La musique ennoblit encore ton visage
Comme le soir idéalise un paysage
Parce qu’il y répand le souvenir du ciel.

Je sais bien que demain tu ne seras plus telle :
Le sublime est plus bref qu’un éclair sur la mer,
Et tu me fais sentir ce soir le charme amer
De la beauté qu’on sait n’être pas immortelle.

Qu’importe ? Le plus pur de toi me fut livré :
Tu ne te connais pas, seul j’ai saisi ton âme,
Et celui qui t’aura pour fiancée ou femme
Comprendra moins que moi quel fut ton être vrai.

La Musique, par qui j’ai pu mieux te connaître,
Immortalisera du moins ton souvenir :
Je l’ai mise en mes vers et tu n’y peux périr,
Puisqu’ils ont pour frisson l’essence de ton être !


HENRY BÉRENGER.