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Les Beaux-Avares d’eux-mêmes



DERRIÈRE LA MONTAGNE


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Ce fut un matin d’aube indécise :
Nous avions chanté toute la nuit ;
Tu me pris par la main — puis
Nous suivîmes la route grise
Jusqu’aux lèvres de l’aube indécise.

Tu semblais t’émouvoir du repos des campagnes,
Et tu disais : — Ô viens, là-bas, toujours plus loin,
À travers les champs de sainfoin ;
Je veux voir les autres Demains
Qui sont derrière la montagne.

Mais un ange, — t’en souvient-il ? —
Un ange a cligné ses beaux cils
Sur l’or voilé de ses grands yeux : — Ô Roseline
Roseline, sur la colline,
De grandes fleurs ont entr’ouvert leurs cœurs tremblants,
Et ce matin, ô Roseline, les lys blancs
Sont trop pâles sont — bien trop pâles —

Et toi, tu l’écartas d’un geste,
Et comme il s’en allait pensif, tu me dis : — Reste
Avec ta fiancée aux paupières pâles.

Le long du tranquille chemin,
Nous marchions la main dans la main
Vers les invisibles Demains
Qui sont derrière la montagne !
Et tu disais : — Je sens qu’un Dieu nous accompagne !
Puis, tu chantais, avec ton cœur silencieux
Tous les poèmes d’or dont je savais la trame
Et c’était, dans la nuit, comme un clair bruit de rames
Sur l’étang immobile ouvert devant les Cieux.

Pendant longtemps nous avons fui
À travers les jours et les nuits
Vers le métaphysique ennui des gypaëtes : —
Autour de nous chantaient des âmes de poètes ;
Et sur l’herbe, nos pieds ne laissaient pas d’empreinte.
Un soir — lorsqu’au ciel noir la lampe fut éteinte,
Nous restâmes assis sur l’herbe des sentiers
Près du carrefour familier
Où, devant une Croix, des peuples en prières