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LA BEAUTÉ PURIFICATRICE


Au Vte E. M. de Vogüé.
« La félicité gît dans le sentiment de la Beauté, point le plus élevé de la vie morale. »
LEIBNITZ.



Un voile de vapeur flottait devant mes yeux ;
La tête en proie au mal et pesant vers la terre,
Je marchais, défaillant, dans un air délétère,
Et mes pieds étaient lourds, comme s’ils étaient vieux

Et les bruits des vivants dans la ville géante
Révoltaient mon oreille et me heurtaient au cœur,
Comme si d’ennemis un innombrable chœur
En clamant sur mes pas m’eût rempli d’épouvante.

En hâte, — vers quel but ? — la multitude allait.
Leurs gestes étaient fous et leurs yeux étaient vides :
Que faisais-je, étranger, parmi tous ces stupides,
Ô mes rêves, troublés des visions du laid ?

La foule se hâtait, dans son cercle de peine,
Cependant que l’instinct me poussait, âme et corps,
De l’éperon, du fouet, de la voix et du mors,
Comme un cheval blessé qu’un bon cavalier mène,

Loin des douleurs, loin du labeur artificiel,
Loin des mille maisons dont l’étreinte de pierre
Étouffe l’air d’en haut et presse la Lumière ;
Loin des bouches de feu qui crachent sur le ciel

Vers la plaine, ma vaste et ma libre patrie ;
Vers les champs et les bois, refuge et réconfort ;
Vers les grands prés en fleur, d’où je revenais fort,
Quand j’y portais, enfant, mon âme endolorie.