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LE RÊVE DE LA VIE



Le Bois, qu’éblouissaient les fêtes de la vie,
Déserté du soleil et du fracas mondain,
Se prépare au silence où le soir le convie.

Aux suprêmes lueurs d’un ciel incarnadin
Le dernier équipage a quitté l’avenue
Où la nuit vient poser son immense dédain.

L’eau des lacs frissonnante ainsi qu’une chair nue
Réfléchit les sapins dressant de noirs remparts
Sur un fond d’Occident pâli qui s’atténue.

Des arômes confus montent de toutes parts,
Odeurs d’acacias et de tilleuls ensemble ;
Et dans l’Orient blond semé d’astres épars

Surgit le fin croissant de la lune, qui semble
Tisser comme un réseau de languide clarté
Pour ce pur paysage où sa lumière tremble.

Sur le calme sommeil de ce lac argenté
Dont les cygnes neigeux semblent être les rêves
Qu’il serait doux d’errer par cette nuit d’été !

Volupté de voguer, insoucieux des grèves,
Au bruit d’avirons où la lune brillerait
Parmi les vaporeux fantômes qui s’élèvent…

Mais écoute : voici qu’en plein lac on dirait
Qu’une musique monte au dessus des eaux grises,
Tendre comme l’aveu poignant d’un cher secret !

Elle vient d’une barque où des femmes assises
Avec des vêtements qui leur donnent un air
De grands cygnes aux blanches ailes indécises

Jettent leur âme avec leur voix dans du Wagner,
Et c’est bien l’âme aussi de la nuit estivale
Qui vibre dans ces voix où nul mot n’est amer.

Elle meurt, puis remplit l’éther par intervalles
La musique des voix sur le miroir des eaux…
Ô puissance de l’âme humaine sans rivale,

Plus noble que les chants des plus divins oiseaux,
La voilà qui s’impose à la nuit attentive,
L’héroïque romance au dessus des roseaux !

Toi qui restes ravie en rêve sur la rive,
Sais-tu quel invisible et sûr enchantement
Te retient sur ces bords, pénétrée et captive ?