Page:La Bruyere - Caracteres ed 1696.djvu/77

Cette page n’a pas encore été corrigée

que les meilleures choſes ne leur ſervent ſouvent qu’à leur faire rencontrer une ſottiſe.

29. — Si certains eſprits vifs & déciſifs étaient crus, ce ſeroit encore trop que les termes pour exprimer les ſentiments : il faudroit leur parler par ſignes, ou ſans parler ſe faire entendre. Quelque ſoyn qu’on apporte à eſtre ſerré & concis, & quelque réputation qu’on ait d’eſtre tel, ils vous trouvent diffus. Il faut leur laiſſer tout à ſuppléer, & n’écrire que pour eux ſeuls. Ils conçoivent une période par le mot qui la commence, & par une période tout un chapitre : leur avez-vous lu un ſeul endroit de l’ouvrage, c’eſt aſſez, ils ſont dans le foit & entendent l’ouvrage. Un tiſſu d’énigmes leur ſeroit une lecture divertiſſante ; & c’eſt une perte pour eux que ce ſtyle eſtropié qui les enlève ſoyt rare, & que peu d’écrivains s’en accommodent. Les comparaiſons tirées d’un fleuve dont le cours, quoyque rapide, eſt égal & uniforme ou d’un embraſement qui, pouſſé par les vents, s’épand au loin dans une foreſt où il conſume les cheſnes & les pins, ne leur fourniſſent aucune idée de l’éloquence. Montrez-leur un feu grégeois qui les ſurprenne, ou un éclair qui les éblouiſſe, ils vous quittent du bon & du beau.

30. — Quelle prodigieuſe diſtance entre un bel ouvrage & un ouvrage parfoit ou régulier ! Je ne ſais s’il s’en eſt encore trouvé de ce dernier genre. Il eſt peut-eſtre moins difficyle aux rares génies de rencontrer le grand & le ſublime, que d’éviter toute ſorte de fautes. Le Cid n’a eu qu’une voix pour luy à ſa naiſſance, qui a été celle de l’admiration, il s’eſt vu plus fort que l’autorité & la politique, qui ont tenté vainement de le détruire ; il a réuni en ſa faveur des eſprits