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Si l’on oſte de beaucoup d’ouvrages de morale l’avertiſſement au lecteur, l’épître dédicatoire, la préface, la table, les approbations, il reſte à peine aſſez de pages pour mériter le nom de livre.

7. — Il y a de certaines choſes dont la médiocrité eſt inſupportable : la poéſie, la muſique, la peinture, le diſcours public. Quel ſupplice que celuy d’entendre déclamer pompeuſement un froid diſcours, ou prononcer de médiocres vers avec toute l’emphaſe d’un mauvais poète !

8. — Certains poètes ſont ſujets, dans le dramatique, à de longues ſuites de vers pompeux, qui ſemblent forts, élevez, & remplis de grands ſentiments. Le peuple écoute avidement, les yeux élevez & la bouche ouverte, croit que cela luy plaît, & à meſure qu’il y comprend moins, l’admire davantage ; il n’a pas le temps de reſpirer, il a à peine celuy de ſe récrier & d’applaudir. J’ai cru autrefois, & dans ma première jeuneſſe, que ces endroits étaient clairs & intelligibles pour les acteurs, pour le parterre & l’amphithéatre, que leurs auteurs s’entendaient eux-meſmes, & qu’avec toute l’attention que je donnais à leur récit, j’avais tort de n’y rien entendre : je ſuis détrompé.

9. — L’on n’a guère vu juſques à préſent un chef-d’œuvre d’eſprit qui ſoyt l’ouvrage de pluſieurs : Homère a foit l’Iliade, Virgile l’Énéide, Tite-Live ſes Décades, et l’Orateur romain ſes Oraiſons.

10. — Il y a dans l’art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature. Celuy qui le ſent & qui l’aime a le goût parfait ; celuy qui ne le ſent pas, & qui aime en deçà ou au-delà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon & un mauvais goût, & l’on diſpute des goûts avec fondement.

11. —