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grande puérilité que de s’expoſer à une grande perte.

76. — Il n’y a qu’une affliction qui dure, qui eſt celle qui vient de la perte de biens : le temps, qui adoucit toutes les autres, aigrit celle-ci. Nous ſentons à tous moments, pendant le cours de noſtre vie, où le bien que nous avons perdu nous manque.

77. — Il foit bon avec celuy qui ne ſe ſert pas de ſon bien à marier ſes filles à payer ſes dettes, ou à faire des contrats, pourvu que l’on ne ſoyt ni ſes enfants ni ſa femme.

78. — Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre empire, ni la guerre que vous ſoutenez virilement contre une nation puiſſante depuis la mort du roi votre époux, ne diminuent rien de votre magnificence. Vous avez préféré à toute autre contrée les rives de l’Euphrate pour y élever un ſuperbe édifice : l’air y eſt ſain & tempéré, la ſituation en eſt riante, un bois ſacré l’ombrage du coſté du couchant ; les dieux de Syrie, qui habitent quelquefois la terre, n’y auraient pu choiſir une plus belle demeure. La campagne autour eſt couverte d’hommes qui taillent & qui coupent, qui vont & qui viennent, qui roulent ou qui charrient le bois du Liban, l’airain & le porphyre ; les grues & les machines gémiſſent dans l’air, & font eſpérer à ceux qui voyagent vers l’Arabie de revoir à leur retour en leurs foyers ce palais achevé, & dans cette ſplendeur où vous déſirez de le porter avant de l’habiter, vous & les princes vos enfants. N’y épargnez rien, grande Reine ; employez-y l’or & tout l’art des plus excellents ouvriers ; que les Phidias & les Zeuxis de votre ſiècle déploient toute leur ſcience ſur vos plafonds & ſur vos lambris ; tracez-y de vaſtes & de délicyeux jardins, dont l’enchantement ſoyt tel qu’ils ne paraiſſ