Page:La Bruyere - Caracteres ed 1696.djvu/189

Cette page n’a pas encore été corrigée

partie du monde, & que les Orientaux qui viennent juſqu’à nous remportent ſur leurs tablettes : je ne doute pas meſme que cet excès de familiarité ne les rebute davantage que nous ne ſommes bleſſez de leur zombaye & de leurs autres proſternations.

72. — Une tenue d’états, ou les chambres aſſemblées pour une affaire tres-capitale, n’offrent point aux yeux rien de ſi grave & de ſi ſérieux qu’une table de gens qui jouent un grand jeu : une triſte ſévérité règne ſur leurs viſages ; implacables l’un pour l’autre, & irréconciliables ennemis pendant que la ſéance dure, ils ne reconnaiſſent plus ni liaiſons, ni alliance, ni naiſſance, ni diſtinctions : le haſard ſeul, aveugle & farouche divinité, préſide au cercle, & y décide ſouverainement ; ils l’honorent tous par un ſilence profond, & par une attention dont ils ſont partout ailleurs fort incapables, toutes les paſſions, comme ſuſpendues, cèdent à une ſeule, le courtiſan alors n’eſt ni doux, ni flatteur, ni complaiſant, ni meſme dévot.

73. — L’on ne reconnaît plus en ceux que le jeu & le gain ont illuſtrez la moindre trace de leur première condition : ils perdent de vue leurs égaux, & atteignent les plus grands ſeigneurs. Il eſt vrai que la fortune du dé ou du lanſquenet les remet ſouvent où elle les a pris.

74. — Je ne m’étonne pas qu’il y ait des brelans publics, comme autant de pièges tendus à l’avarice des hommes, comme des gouffres où l’argent des particuliers tombe & ſe précipite ſans retour, comme d’affreux écueils où les joueurs viennent ſe briſer & ſe perdre ; qu’il parte de ces lieux des émiſſaires pour ſavoir à heure marquée qui a deſcendu à terre avec un argent frais d’une nouvelle priſe, qui a gagné un procès d’où on luy