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Ce garçon ſi frais, ſi fleuri & d’une ſi belle ſanté eſt ſeigneur d’une abbaye & de dix autres bénéfices : tous enſemble luy rapportent ſix vingt mille livres de revenu, dont il n’eſt payé qu’en médailles d’or. Il y a ailleurs ſix vingt familles indigentes qui ne ſe chauffent point pendant l’hiver, qui n’ont point d’habits pour ſe couvrir, & qui ſouvent manquent de pain ; leur pauvreté eſt extreſme & honteuſe. Quel partage ! Et cela ne prouve-t-il pas clairement un avenir ?

27. — Chryſippe, homme nouveau, & le premier noble de ſa race, aſpirait, il y a trente années, à ſe voir un jour deux mille livres de rente pour tout bien : c’étoit là le comble de ſes ſouhaits & ſa plus haute ambition ; il l’a dit ainſi, & on s’en ſouvient. Il arrive, je ne ſais par quels chemins, juſques à donner en revenu à l’une de ſes filles, pour ſa dot, ce qu’il déſiroit luy-meſme d’avoir en fonds pour toute fortune pendant ſa vie. Une pareille ſomme eſt comptée dans ſes coffres pour chacun de ſes autres enfants qu’il doit pourvoir, & il a un grand nombre d’enfants ; ce n’eſt qu’en avancement d’hoirie : il y a d’autres biens à eſpérer après ſa mort. Il vit encore, quoyque aſſez avancé en age, & il uſe le reſte de ſes jours à travailler pour s’enrichir.

28. — Laiſſez faire Ergaſte, & il exigera un droit de tous ceux qui boivent de l’eau de la rivière, ou qui marchent ſur la terre ferme : il ſçait convertir en or juſques aux roſeaux, aux joncs & à l’ortie. Il écoute tous les avis, & propoſe tous ceux qu’il a écoutez. Le prince ne donne aux autres qu’aux dépens d’Ergaſte, & ne leur foit de graces que celles qui luy étaient dues. C’eſt une faim inſatiable d’avoir & de poſſéder. Il trafiqueroit des arts & des ſciences, & mettroit