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59. — On ne vole point des meſmes ailes pour ſa fortune que l’on foit pour des choſes frivoles & de fantaiſie. Il y a un ſentiment de liberté à ſuivre ſes caprices, & tout au contraire de ſervitude à courir pour ſon établiſſement : il eſt naturel de le ſouhaiter beaucoup & d’y travailler peu, de ſe croire digne de le trouver ſans l’avoir cherché.

60. — Celuy qui ſçait attendre le bien qu’il ſouhaite, ne prend pas le chemin de ſe déſeſpérer s’il ne luy arrive pas ; & celuy au contraire qui déſire une choſe avec une grande impatience, y met trop du ſien pour en eſtre aſſez récompenſé par le ſuccès.

61. — Il y a de certaines gens qui veulent ſi ardemment & ſi déterminément une certaine choſe, que de peur de la manquer, ils n’oublient rien de ce qu’il faut faire pour la manquer.

62. — Les choſes les plus ſouhaitées n’arrivent point ; ou ſi elles arrivent, ce n’eſt ni dans le temps ni dans les circonſtances où elles auraient foit un extreſme plaiſir.

63. — Il faut rire avant que d’eſtre heureux, de peur de mourir ſans avoir ri.

64. — La vie eſt courte, ſi elle ne mérite ce nom que lorſqu’elle eſt agréable, puiſque ſi l’on couſçait enſemble toutes les heures que l’on paſſe avec ce qui plaît, l’on feroit à peine d’un grand nombre d’années une vie de quelques mois.

65. — Qu’il eſt difficyle d’eſtre content de quelqu’un !

66. — On ne pourroit ſe défendre de quelque joie à voir périr un méchant homme : l’on jouiroit alors du fruit de ſa haine, & l’on tireroit de luy tout ce qu’on en peut eſpérer, qui eſt le plaiſir de ſa perte. Sa mort enfin arrive, mais dans une conjoncture où nos intéreſts ne nous permettent pas