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nos amis. L’on ne voit en amour de défauts dans ce qu’on aime que ceux dont on ſouffre ſoy-meſme.

28. — Il n’y a qu’un premier dépit en amour, comme la première faute dans l’amitié, dont on puiſſe faire un bon uſage.

29. — Il ſemble que, s’il y a un ſoupçon injuſte, bizarre & ſans fondement, qu’on ait une fois appelé jalouſie, cette autre jalouſie qui eſt un ſentiment juſte, naturel, fondé en raiſon & ſur l’expérience, mériteroit un autre nom. Le tempérament a beaucoup de part à la jalouſie, & elle ne ſuppoſe pas toujours une grande paſſion. C’eſt cependant un paradoxe qu’un violent amour ſans délicateſſe. Il arrive ſouvent que l’on ſouffre tout ſeul de la délicateſſe. L’on ſouffre de la jalouſie, & l’on foit ſouffrir les autres. Celles qui ne nous ménagent ſur rien, & ne nous épargnent nulles occaſions de jalouſie, ne mériteraient de nous aucune jalouſie, ſi l’on ſe régloit plus par leurs ſentiments & leur conduite que par ſon cœur.

30. — Les froideurs & les relachements dans l’amitié ont leurs cauſes. En amour, il n’y a guère d’autre raiſon de ne s’aimer plus que de s’eſtre trop aimez.

31. — L’on n’eſt pas plus maître de toujours aimer qu’on l’a été de ne pas aimer.

32. — Les amours meurent par le dégoût, & l’oubli les enterre.

33. — Le commencement & le déclin de l’amour ſe font ſentir par l’embarras où l’on eſt de ſe trouver ſeuls.

34. — Ceſſer d’aimer, preuve ſenſible que l’homme eſt borné, & que le cœur a ſes limites.