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DU MÉRITE PERSONNEL



Qui peut, avec les plus rares talents et le plus excellent mérite, n’être pas convaincu de son inutilité, quand il considère qu’il laisse, en mourant, un monde qui ne se sent pas de sa perte, et où tant de gens se trouvent pour le remplacer ?

❡ De bien des gens il n’y a que le nom qui vale[1] quelque chose : quand vous les voyez de fort près, c’est moins que rien ; de loin ils imposent.

❡ Tout persuadé que je suis que ceux que l’on choisit pour de différents emplois, chacun selon son génie et sa profession, font bien, je me hasarde de dire qu’il se peut faire qu’il y ait au monde plusieurs personnes connues ou inconnues, que l’on n’emploie pas, qui feraient très bien ; et je suis induit à ce sentiment par le merveilleux succès de certaines gens que le hasard seul a placés, et de qui jusqu’alors on n’avait pas attendu de fort grandes choses.

Combien d’hommes admirables, et qui avaient de très beaux génies, sont morts sans qu’on en ait parlé ! Combien vivent encore dont on ne parle point et dont on ne parlera jamais !

❡ Quelle horrible peine a un homme qui est sans prôneurs et sans cabale, qui n’est engagé dans aucun corps, mais qui est seul, et qui n’a que beaucoup de mérite pour toute recommandation, de se faire jour à travers l’obscurité où il se trouve, et de venir au niveau d’un fat qui est en crédit !

❡ Personne presque ne s’avise de lui-même du mérite d’un autre.

Les hommes sont trop occupés d’eux-mêmes pour avoir le loisir de pénétrer ou de discerner les autres : de là vient

  1. Vale, pour vaille, se trouve plusieurs fois dans La Bruyère.