Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/81

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme quelque chose qui lui est nouveau, qu’il lit pour la première fois, où il n’a nulle part, et que l’auteur aurait soumis à sa critique, et se persuader ensuite qu’on n’est pas entendu seulement à cause que l’on s’entend soi-même, mais parce qu’on est en effet intelligible.

❡ L’on n’écrit que pour être entendu, mais il faut du moins en écrivant faire entendre de belles choses ; l’on doit avoir une diction pure et user de termes qui soient propres, il est vrai, mais il faut que ces termes si propres expriment des pensées nobles, vives, solides et qui renferment un très beau sens ; c’est faire de la pureté et de la clarté du discours un mauvais usage que de les faire servir à une matière aride, infructueuse, qui est sans sel, sans utilité, sans nouveauté ; que sert aux lecteurs de comprendre aisément et sans peine des choses frivoles et puériles, quelquefois fades et communes, et d’être moins incertains de la pensée d’un auteur qu’ennuyé de son ouvrage !

Si l’on jette quelque profondeur dans certains écrits, si l’on affecte une finesse de tour et quelquefois une trop grande délicatesse, ce n’est que par la bonne opinion qu’on a de ses lecteurs.

❡ L’on a cette incommodité à essuyer dans la lecture des livres faits par des gens de parti et de cabale, que l’on n’y voit pas toujours la vérité ; les faits y sont déguisés, les raisons réciproques n’y sont point rapportées dans toute leur force, ni avec une entière exactitude ; et, ce qui use la plus longue patience, il faut lire un grand nombre de termes durs et injurieux que se disent des hommes graves, qui d’un point de doctrine ou d’un fait contesté se font une querelle personnelle. Ces ouvrages ont cela de particulier, qu’ils ne méritent ni le cours prodigieux qu’ils ont pendant un certain temps, ni le profond oubli où ils tombent lorsque, le feu et la division venant à s’éteindre, ils deviennent des almanachs de l’autre année.

❡ La gloire ou le mérite de certains hommes est de bien écrire ; et de quelques autres, c’est de n’écrire point.

❡ L’on écrit régulièrement depuis vingt années, l’on est esclave de la construction, l’on a enrichi la langue de nouveaux mots, secoué le joug du latinisme et réduit le style à la phrase purement française ; l’on a presque retrouvé le nombre que Malherbe et Balzac avaient les premiers ren-