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le loisir de prononcer quelques oracles ; élevé par son caractère au-dessus des jugements humains, il abandonne aux âmes communes le mérite d’une vie suivie et uniforme, et il n’est responsable de ses inconstances qu’à ce cercle d’amis qui les idolâtrent ; eux seuls savent juger, savent penser, savent écrire, doivent écrire ; il n’y a point d’autre ouvrage d’esprit si bien reçu dans le monde et si universellement goûté des honnêtes gens, je ne dis pas qu’il veuille approuver, mais qu’il daigne lire ; incapable d’être corrigé par cette peinture qu’il ne lira point.

Théocrine sait des choses assez inutiles ; il a des sentiments toujours singuliers ; il est moins profond que méthodique, il n’exerce que sa mémoire ; il est abstrait, dédaigneux, et il semble toujours rire en lui-même de ceux qu’il croit ne le valoir pas. Le hasard fait que je lui lis mon ouvrage ; il l’écoute ; est-il lu, il me parle du sien. « Et du vôtre, me direz-vous, qu’en pense-t-il ? » Je vous l’ai déjà dit, il me parle du sien.

❡ Il n’y a point d’ouvrage si accompli qui ne fondit tout entier au milieu de la critique, si son auteur voulait en croire tous les censeurs, qui ôtent chacun l’endroit qui leur plaît le moins.

❡ C’est une expérience faite, que, s’il se trouve dix personnes qui effacent d’un livre une expression ou un sentiment, l’on en fournit aisément un pareil nombre qui les réclame. Ceux-ci s’écrient : « Pourquoi supprimer cette pensée ? elle est neuve, elle est belle, et le tour en est admirable » ; et ceux-là affirment, au contraire, ou qu’ils auraient négligé cette pensée, ou qu’ils lui auraient donné un autre tour. « Il y a un terme, disent les uns, dans votre ouvrage, qui est rencontré et qui peint la chose au naturel. — Il y a un mot, disent les autres, qui est hasardé, et qui d’ailleurs ne signifie pas assez ce que vous voulez peut-être faire entendre. » Et c’est du même trait et du même mot que tous ces gens s’expliquent ainsi ; et tous sont connaisseurs et passent pour tels. Quel autre parti pour un auteur que d’oser pour lors être de l’avis de ceux qui l’approuvent ?

❡ Un auteur sérieux n’est pas obligé de remplir son esprit de toutes les extravagances, de toutes les saletés, de tous les mauvais mots que l’on peut dire et de toutes les ineptes