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LES CARACTÈRES
OU
LES MŒURS DE CE SIÈCLE[1]

Je rends au public ce qu’il m’a prêté : j’ay emprunté de luy la matière de cet ouvrage, il est juste que, l’ayant achevé avec toute l’attention pour la vérité dont je suis capable et qu’il merite de moy, je luy en fasse la restitution. Il peut regarder avec loisir ce portrait que j’ay fait de luy d’après nature, et, s’il se connoît quelques-uns des défauts que je touche, s’en corriger. C’est l’unique fin que l’on doit se proposer en écrivant, et le succès aussi que l’on doit moins se promettre ; mais, comme les hommes ne se dégoûtent point du vice, il ne faut pas aussi se lasser de leur reprocher[2] ; ils seroient peut-être pires s’ils venoient à manquer de censeurs ou de critiques, c’est ce qui fait que l’on prêche et que l’on écrit. L’orateur et l’écrivain ne sçauroient vaincre la joye qu’ils ont d’être applaudis, mais ils devroient rougir d’eux-mêmes s’ils n’avoient cherché par leurs discours ou par leurs écrits que des éloges : outre que l’approbation la plus seûre et la moins équivoque est le changement de mœurs et la reformation de ceux qui les lisent ou qui les écoutent, on ne doit parler, on ne doit écrire, que pour l’instruction ; et, s’il arrive que l’on plaise, il ne faut pas néanmoins s’en repentir si cela sert à insinuer et à faire recevoir les veritez

  1. Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle ont pour épigraphe ce passage d’Érasme : Admonere voluimus, non mordere ; prodesse, non lœdere ; consulere moribus hominum, non officere.
  2. Le pronom le, qui semble omis ici, ne se trouve dans aucune des éditions contemporaines de La Bruyère, Reprocher quelqu’un est bien une expression usitée dans la langue du temps, mais nous ne connaissons pas d’exemple de reprocher à quelqu’un employé dans le sens général de lui faire des reproches.