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fais un bruit enragé qui empêche ce pauvre homme de dormir ! » Il arrive même que tout plein d’un sang qui n’est pas le sien, mais qui a rejailli sur lui de la plaie du blessé, il fait accroire à ceux qui reviennent du combat qu’il a couru un grand risque de sa vie pour sauver celle de son ami ; il conduit vers lui ceux qui y prennent intérêt, ou comme ses parents, ou parce qu’ils sont d’un même pays, et là il ne rougit pas de leur raconter quand et de quelle manière il a tiré cet homme des ennemis et l’a apporté dans sa tente.


DES GRANDS D’UNE RÉPUBLIQUE


La plus grande passion de ceux qui ont les premières places dans un Etat populaire n’est pas le désir du gain ou de l’accroissement de leurs revenus, mais une impatience de s’agrandir et de se fonder, s’il se pouvait, une souveraine puissance sur celle du peuple. S’il s’est assemblé pour délibérer à qui des citoyens il donnera la commission d’aider de ses soins le premier magistrat dans la conduite d’une fête ou d’un spectacle, cet homme ambitieux, et tel que je viens de le définir, se lève, demande cet emploi, et proteste que nul autre ne peut si bien s’en acquitter. Il n’approuve point la domination de plusieurs, et de tous les vers d’Homère il n’a retenu que celui-ci :

Les peuples sont heureux quand un seul les gouverne.

Son langage le plus ordinaire est tel : « Retirons-nous de cette multitude qui nous environne ; tenons ensemble un conseil particulier où le peuple ne soit point admis ; essayons même de lui fermer le chemin à la magistrature. » Et s’il se laisse prévenir contre une personne d’une condition privée, de qui il croie avoir reçu quelque injure : « Cela, dit-il, ne se peut souffrir, et il faut que lui ou moi abandonnions la ville. » Vous le voyez se promener dans la place, sur le milieu du jour, avec les ongles propres, la barbe et les cheveux en bon ordre, repousser fièrement ceux qui se