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a données à chacun d’eux, il se trouve qu’il en résulte le double de ce qu’il pensait, et que dix talents y sont employés, « sans compter, poursuit-il, les galères que j’ai armées à mes dépens, et les charges publiques que j’ai exercées à mes frais et sans récompense » . Cet homme fastueux va chez un fameux marchand de chevaux, fait sortir de l’écurie les plus beaux et les meilleurs, fait ses offres, comme s’il voulait les acheter. De même il visite les foires les plus célèbres, entre sous les tentes des marchands, se fait déployer une riche robe, et qui vaut jusqu’à deux talents ; il sort en querellant son valet de ce qu’il ose le suivre sans porter de l’or sur lui pour les besoins où l’on se trouve. Enfin, s’il habite une maison dont il paye le loyer, il dit hardiment à quelqu’un qui l’ignore que c’est une maison de famille et qu’il a héritée de son père ; mais qu’il veut s’en défaire, seulement parce qu’elle est trop petite pour le grand nombre d’étrangers qu’il retire chez lui.


DE L’ORGUEIL


Il faut définir l’orgueil une passion qui fait que de tout ce qui est au monde l’on n’estime que soi. Un homme fier et superbe n’écoute pas celui qui l’aborde dans la place pour lui parler de quelque affaire ; mais sans s’arrêter, et se faisant suivre quelque temps, il lui dit enfin qu’on peut le voir après son souper. Si l’on a reçu de lui le moindre bienfait, il ne veut pas qu’on en perde jamais le souvenir : il le reprochera en pleine rue, à la vue de tout le monde. N’attendez pas de lui qu’en quelque endroit qu’il vous rencontre, il s’approche de vous et qu’il vous parle le premier ; de même, au lieu d’expédier sur-le-champ des marchands ou des ouvriers, il ne feint point de les renvoyer au