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armée en bataille, quel jour il faudra combattre, et s’il n’a point d’ordres à lui donner pour le lendemain ; une autre fois s’approcher de son père : « Ma mère, lui dit-il mystérieusement, vient de se coucher et ne commence qu’à s’endormir » ; s’il entre enfin dans la chambre d’un malade à qui son médecin a défendu le vin, dire qu’on peut essayer s’il ne lui fera point de mal, et le soutenir doucement pour lui en faire prendre. S’il apprend qu’une femme soit morte dans la ville, il s’ingère de faire son épitaphe ; il y fait graver son nom, celui de son mari, de son père, de sa mère, son pays, son origine, avec cet éloge : ils avaient tous de la vertu. S’il est quelquefois obligé de jurer devant des juges qui exigent son serment : « Ce n’est pas, dit-il en perçant la foule pour paraître à l’audience, la première fois que cela m’est arrivé. »


DE LA STUPIDITÉ


La stupidité est en nous une pesanteur d’esprit qui accompagne nos actions et nos discours. Un homme stupide, ayant lui-même calculé avec des jetons une certaine somme, demande à ceux qui le regardent faire à quoi elle se monte. S’il est obligé de paraître dans un jour prescrit devant ses juges pour se défendre dans un procès que l’on lui fait, il l’oublie entièrement et part pour la campagne. Il s’endort à un spectacle, et il ne se réveille que longtemps après qu’il est fini et que le peuple s’est retiré. Après s’être rempli de viandes le soir, il se lève la nuit pour une indigestion, va dans la rue se soulager, où il est mordu d’un chien du voisinage. Il cherche ce qu’on vient de lui donner, et qu’il a mis lui-même dans quelque endroit, où souvent il ne peut le retrouver. Lorsqu’on l’avertit de la mort de l’un de ses amis afin qu’il assiste à ses funérailles, il s’attriste, il pleure, il se désespère, et prenant une façon de parler pour une autre : « À