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un morceau de viande qu’il met sur un quartier de pain : « Tenez, mon ami, lui dit-il, faites bonne chère. » Il va lui-même au marché acheter des viandes cuites ; et avant que de convenir du prix, pour avoir une meilleure composition du marchand, il lui fait ressouvenir qu’il lui a autrefois rendu service. Il fait ensuite peser ces viandes et il en entasse le plus qu’il peut ; s’il en est empêché par celui qui les lui vend, il jette du moins quelque os dans la balance : si elle peut contenir tout, il est satisfait ; sinon, il ramasse sur la table des morceaux de rebut, comme pour se dédommager, sourit, et s’en va. Une autre fois, sur l’argent qu’il aura reçu de quelques étrangers pour leur louer des places au théâtre, il trouve le secret d’avoir sa place franche au spectacle, et d’y envoyer le lendemain ses enfants et leur précepteur. Tout lui fait envie : il veut profiter des bons marchés, et demande hardiment au premier venu une chose qu’il ne vient que d’acheter. Se trouve-t-il dans une maison étrangère, il emprunte jusqu’à l’orge et à la paille ; encore faut-il que celui qui les lui prête fasse les frais de les faire porter chez lui. Cet effronté, en un mot, entre sans payer dans un bain public, et là, en présence du baigneur, qui crie inutilement contre lui, prenant le premier vase qu’il rencontre, il le plonge dans une cuve d’airain qui est remplie d’eau, se la répand sur tout le corps : « Me voilà lavé, ajoute-t-il, autant que j’en ai besoin, et sans avoir obligation à personne », remet sa robe et disparaît.


DE L’ÉPARGNE SORDIDE


Cette espèce d’avarice est dans les hommes une passion de vouloir ménager les plus petites choses sans aucune fin honnête. C’est dans cet esprit que quelques-uns, recevant