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corps qui se choquent fortuitement ? Si par ce hasard ou cette rencontre la boule ne va plus droit, mais obliquement ; si son mouvement n’est plus direct, mais réfléchi ; si elle ne roule plus sur son axe, mais qu’elle tournoie et qu’elle pirouette, conclurai-je que c’est par ce même hasard qu’en général la boule est en mouvement ? ne soupçonnerai-je pas plus volontiers qu’elle se meut ou de soi-même, ou par l’impulsion du bras qui l’a jetée ? Et parce que les roues d’une pendule sont déterminées l’une par l’autre à un mouvement circulaire d’une telle ou telle vitesse, examiné-je moins curieusement quelle peut être la cause de tous ces mouvements, s’ils se font d’eux-mêmes ou par la force mouvante d’un poids qui les emporte ? Mais ni ces roues, ni cette boule n’ont pu se donner le mouvement d’eux-mêmes, ou ne l’ont point par leur nature, s’ils peuvent le perdre sans changer de nature : il y a donc apparence qu’ils sont mus d’ailleurs, et par une puissance qui leur est étrangère. Et les corps célestes, s’ils venaient à perdre leur mouvement, changeraient-ils de nature ? seraient-ils moins de corps ? Je ne me l’imagine pas ainsi ; ils se meuvent cependant, et ce n’est point d’eux-mêmes et par leur nature. Il faudrait donc chercher, ô Lucile, s’il n’y a point hors d’eux un principe qui les fait mouvoir ; qui que vous trouviez, je l’appelle Dieu.

Si nous supposions que ces grands corps sont sans mouvement, on ne demanderait plus, à la vérité, qui les met en mouvement, mais on serait toujours reçu à demander qui a fait ces corps, comme on peut s’informer qui a fait ces roues ou cette boule ; et quand chacun de ces grands corps serait supposé un amas fortuit d’atomes qui se sont liés et enchaînés ensemble par la figure et la conformation de leurs parties, je prendrais un de ces atomes et je dirais : Qui a créé cet atome ? Est-il matière ? est-il intelligence ? A-t-il eu quelque idée de soi-même, avant que de se faire soi-même ? Il était donc un moment avant que d’être ; il était et il n’était pas tout à la fois ; et s’il est auteur de son être et de sa manière d’être, pourquoi s’est-il fait corps