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que Dieu soit matière : ainsi, comme Dieu est esprit, mon âme aussi est esprit.

38 (I)

Je ne sais point si le chien choisit, s’il se ressouvient, s’il affectionne, s’il craint, s’il imagine, s’il pense : quand donc l’on me dit que toutes ces choses ne sont en lui ni passions, ni sentiment, mais l’effet naturel et nécessaire de la disposition de sa machine préparée par le divers arrangement des parties de la matière, je puis au moins acquiescer à cette doctrine. Mais je pense, et je suis certain que je pense : or quelle proportion y a-t-il de tel ou de tel arrangement des parties de la matière, c’est-à-dire d’une étendue selon toutes ses dimensions, qui est longue, large et profonde, et qui est divisible dans tous ces sens, avec ce qui pense ?

39 (I)

Si tout est matière, et si la pensée en moi, comme dans tous les autres hommes, n’est qu’un effet de l’arrangement des parties de la matière, qui a mis dans le monde toute autre idée que celle des choses matérielles ? La matière a-t-elle dans son fond une idée aussi pure, aussi simple, aussi immatérielle qu’est celle de l’esprit ? Comment peut-elle être le principe de ce qui la nie et l’exclut de son propre être ? Comment est-elle dans l’homme ce qui pense, c’est-à-dire ce qui est à l’homme même une conviction qu’il n’est point matière ?

40 (I)

Il y a des êtres qui durent peu, parce qu’ils sont composés de choses très différentes et qui se nuisent réciproquement. Il y en a d’autres qui durent davantage, parce qu’ils sont plus simples ; mais ils périssent parce qu’ils ne laissent pas d’avoir des parties selon lesquelles ils peuvent être divisés. Ce qui pense en moi doit durer beaucoup, parce que c’est un être pur, exempt de tout mélange et de toute composition ; et il n’y a pas de raison qu’il doive périr, car qui peut corrompre ou séparer un être simple et qui n’a point de parties ?

4I (I)

L’âme voit la couleur par l’organe de l’œil, et entend les sons par l’organe de l’oreille ; mais elle peut cesser de voir ou d’entendre, quand ces sens ou ces objets lui manquent, sans que pour cela elle cesse d’être, parce que l’âme n’est point précisément ce qui voit la couleur, ou ce qui entend les sons : elle n’est que ce qui pense. Or comment peut-elle cesser d’être telle ? Ce n’est point par le défaut d’organe,