Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/360

Cette page n’a pas encore été corrigée

cette nature, ou elle est seulement esprit ; et c’est Dieu ; ou elle est matière, et ne peut par conséquent avoir créé mon esprit ; ou elle est un composé de matière et d’esprit, et alors ce qui est esprit dans la nature, je l’appelle Dieu.

Peut-être aussi que ce que j’appelle mon esprit n’est qu’une portion de matière qui existe par la force d’une nature universelle qui est aussi matière, qui a toujours été, et qui sera toujours telle que nous la voyons, et qui n’est point Dieu. Mais du moins faut-il m’accorder que ce que j’appelle mon esprit, quelque chose que ce puisse être, est une chose qui pense, et que s’il est matière, il est nécessairement une matière qui pense ; car l’on ne me persuadera point qu’il n’y ait pas en moi quelque chose qui pense pendant que je fais ce raisonnement. Or ce quelque chose qui est en moi et qui pense, s’il doit son être et sa conservation à une nature universelle qui a toujours été et qui sera toujours, laquelle il reconnaisse comme sa cause, il faut indispensablement que ce soit à une nature universelle ou qui pense, ou qui soit plus noble et plus parfaite que ce qui pense ; et si cette nature ainsi faite est matière, l’on doit encore conclure que c’est une matière universelle qui pense, ou qui est plus noble et plus parfaite que ce qui pense.

Je continue et je dis : Cette matière telle qu’elle vient d’être supposée, si elle n’est pas un être chimérique, mais réel, n’est pas aussi imperceptible à tous les sens ; et si elle ne se découvre pas par elle-même, on la connaît du moins dans le divers arrangement de ses parties qui constitue les corps, et qui en fait la différence : elle est donc elle-même tous ces différents corps ; et comme elle est une matière qui pense selon la supposition, ou qui vaut mieux que ce qui pense, il s’ensuit qu’elle est telle du moins selon quelques-uns de ces corps, et par suite nécessaire, selon tous ces corps, c’est-à-dire qu’elle pense dans les pierres, dans les métaux, dans les mers, dans la terre, dans moi-même, qui ne suis qu’un corps, comme dans toutes les autres parties qui la composent. C’est donc à l’assemblage de ces parties si terrestres, si grossières, si corporelles, qui toutes ensemble sont la matière universelle ou ce monde visible,