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au commencement du monde, jusques à la veille de sa naissance : y a-t-il eu rien de semblable dans tous les temps ? Dieu même pouvait-il jamais mieux rencontrer pour me séduire ? Par où échapper ? où aller, où me jeter, je ne dis pas pour trouver rien de meilleur, mais quelque chose qui en approche ? S’il faut périr, c’est par là que je veux périr : il m’est plus doux de nier Dieu que de l’accorder avec une tromperie si spécieuse et si entière. Mais je l’ai approfondi, je ne puis être athée ; je suis donc ramené et entraîné dans ma religion ; c’en est fait.

35 (I)

La religion est vraie, ou elle est fausse : si elle n’est qu’une vaine fiction, voilà, si l’on veut, soixante années perdues pour l’homme de bien, pour le chartreux ou le solitaire : ils ne courent pas un autre risque. Mais si elle est fondée sur la vérité même, c’est alors un épouvantable malheur pour l’homme vicieux : l’idée seule des maux qu’il se prépare me trouble l’imagination ; la pensée est trop faible pour les concevoir, et les paroles trop vaines pour les exprimer. Certes, en supposant même dans le monde moins de certitude qu’il ne s’en trouve en effet sur la vérité de la religion, il n’y a point pour l’homme un meilleur parti que la vertu.

36 (I)

Je ne sais si ceux qui osent nier Dieu méritent qu’on s’efforce de le leur prouver, et qu’on les traite plus sérieusement que l’on n’a fait dans ce chapitre : l’ignorance, qui est leur caractère, les rend incapables des principes les plus clairs et des raisonnements les mieux suivis. Je consens néanmoins qu’ils lisent celui que je vais faire, pourvu qu’ils ne se persuadent pas que c’est tout ce que l’on pouvait dire sur une vérité si éclatante.

Il y a quarante ans que je n’étais point, et qu’il n’était pas en moi de pouvoir jamais être, comme il ne dépend pas de moi, qui suis une fois, de n’être plus ; j’ai donc commencé, et je continue d’être par quelque chose qui est hors de moi, qui durera après moi, qui est meilleur et plus puissant que moi : si ce quelque chose n’est pas Dieu, qu’on me dise ce que c’est.

Peut-être que moi qui existe n’existe ainsi que par la force d’une nature universelle, qui a toujours été telle que nous la voyons, en remontant jusques à l’infinité des temps. Mais