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et à mesure que l’on acquiert d’ouverture dans une nouvelle métaphysique, perdre un peu de sa religion.

24 (IV)

Jusques où les hommes ne se portent-ils point par l’intérêt de la religion, dont ils sont si peu persuadés, et qu’ils pratiquent si mal !

25 (IV)

Cette même religion que les hommes défendent avec chaleur et avec zèle contre ceux qui en ont une toute contraire, ils l’altèrent eux-mêmes dans leur esprit par des sentiments particuliers : ils y ajoutent et ils en retranchent mille choses souvent essentielles, selon ce qui leur convient, et ils demeurent fermes et inébranlables dans cette forme qu’ils lui ont donnée. Ainsi, à parler populairement, on peut dire d’une seule nation qu’elle vit sous un même culte, et qu’elle n’a qu’une seule religion ; mais, à parler exactement, il est vrai qu’elle en a plusieurs, et que chacun presque y a la sienne.

26 (VIII)

Deux sortes de gens fleurissent dans les cours, et y dominent dans divers temps, les libertins et les hypocrites : ceux-là gaiement, ouvertement, sans art et sans dissimulation ; ceux-ci finement, par des artifices, par la cabale. Cent fois plus épris de la fortune que les premiers, ils en sont jaloux jusqu’à l’excès ; ils veulent la gouverner, la posséder seuls, la partager entre eux et en exclure tout autre ; dignités, charges, postes, bénéfices, pensions, honneurs, tout leur convient et ne convient qu’à eux ; le reste des hommes en est indigne ; ils ne comprennent point que sans leur attache on ait l’impudence de les espérer. Une troupe de masques entre dans un bal : ont-ils la main, ils dansent, ils se font danser les uns les autres, ils dansent encore, ils dansent toujours ; ils ne rendent la main à personne de l’assemblée, quelque digne qu’elle soit de leur attention : on languit, on sèche de les voir danser et de ne danser point : quelques-uns murmurent ; les plus sages prennent leur parti et s’en vont.

27 (VIII)

Il y a deux espèces de libertins : les libertins, ceux du moins qui croient l’être, et les hypocrites ou faux dévots, c’est-à-dire ceux qui ne veulent pas être crus libertins : les derniers dans ce genre-là sont les meilleurs.

Le faux dévot ou ne croit pas en Dieu, ou se moque de Dieu ; parlons de lui obligeamment : il ne croit pas en Dieu.

28 (IV)