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un cahier blanc, il le barbouille de ce qui lui plaît : il écrirait volontiers que la Seine coule à Paris, qu’il y a sept jours dans la semaine, ou que le temps est à la pluie ; et comme ce discours n’est ni contre la religion ni contre l’Etat, et qu’il ne fera point d’autre désordre dans le public que de lui gâter le goût et l’accoutumer aux choses fades et insipides, il passe à l’examen, il est imprimé, et à la honte du siècle, comme pour l’humiliation des bons auteurs, réimprimé. De même un homme dit en son cœur : « Je prêcherai », et il prêche ; le voilà en chaire, sans autre talent ni vocation que le besoin d’un bénéfice.

24 (I)

Un clerc mondain ou irréligieux, s’il monte en chaire, est déclamateur.

Il y a au contraire des hommes saints, et dont le seul caractère est efficace pour la persuasion : ils paraissent, et tout un peuple qui doit les écouter est déjà ému et comme persuadé par leur présence ; le discours qu’ils vont prononcer fera le reste.

25 (IV)

L’. de Meaux et le P. Bourdaloue me rappellent Démosthène et Cicéron. Tous deux, maîtres dans l’éloquence de la chaire, ont eu le destin des grands modèles : l’un a fait de mauvais censeurs, l’autre de mauvais copistes.

26 (V)

L’éloquence de la chaire, en ce qui y entre d’humain et du talent de l’orateur, est cachée, connue de peu de personnes et d’une difficile exécution : quel art en ce genre pour plaire en persuadant ! Il faut marcher par des chemins battus, dire ce qui a été dit, et ce que l’on prévoit que vous allez dire. Les matières sont grandes, mais usées et triviales ; les principes sûrs, mais dont les auditeurs pénètrent les conclusions d’une seule vue. Il y entre des sujets qui sont sublimes ; mais qui peut traiter le sublime ? Il y a des mystères que l’on doit expliquer, et qui s’expliquent mieux par une leçon de l’école que par un discours oratoire. La morale même de la chaire, qui comprend une matière aussi vaste et aussi diversifiée que le sont les mœurs des hommes, roule sur les mêmes pivots, retrace les mêmes images, et se prescrit des bornes bien plus étroites que la satire : après l’invective commune contre les honneurs, les richesses et le plaisir, il ne reste plus à l’orateur qu’à courir à la fin de son discours et à congédier l’assemblée. Si quelquefois on pleure, si on est ému, après avoir fait attention au génie et