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que c’est la paresse des hommes qui a encouragé le pédantisme à grossir plutôt qu’à enrichir les bibliothèques, à faire périr le texte sous le poids des commentaires ; et qu’elle a en cela agi contre soi-même et contre ses plus chers intérêts, en multipliant les lectures, les recherches et le travail, qu’elle cherchait à éviter.

73 (VII)

Qui règle les hommes dans leur manière de vivre et d’user des aliments ? La santé et le régime ? Cela est douteux. Une nation entière mange les viandes après les fruits, une autre fait tout le contraire ; quelques-uns commencent leurs repas par de certains fruits, et les finissent par d’autres : est-ce raison ? est-ce usage ? Est-ce par un soin de leur santé que les hommes s’habillent jusqu’au menton, portent des fraises et des collets, eux qui ont eu si longtemps la poitrine découverte ? Est-ce par bienséance, surtout dans un temps où ils avaient trouvé le secret de paraître nus tout habillés ? Et d’ailleurs les femmes, qui montrent leur gorge et leurs épaules, sont-elles d’une complexion moins délicate que les hommes, ou moins sujettes qu’eux aux bienséances ? Quelle est la pudeur qui engage celles-ci à couvrir leurs jambes et presque leurs pieds, et qui leur permet d’avoir les bras nus au-dessus du coude ? Qui avait mis autrefois dans l’esprit des hommes qu’on était à la guerre ou pour se défendre ou pour attaquer, et qui leur avait insinué l’usage des armes offensives et des défensives ? Qui les oblige aujourd’hui de renoncer à celles-ci, et pendant qu’ils se bottent pour aller au bal, de soutenir sans armes et en pourpoint des travailleurs exposés à tout le feu d’une contrescarpe ? Nos pères, qui ne jugeaient pas une telle conduite utile au Prince et à la patrie, étaient-ils sages ou insensés ? Et nous-mêmes, quels héros célébrons-nous dans notre histoire ? Un Guesclin, un Clisson, un Foix, un Boucicaut, qui tous ont porté l’armet et endossé une cuirasse.

Qui pourrait rendre raison de la fortune de certains mots et de la proscription de quelques autres ? Ains a péri : la voyelle qui le commence, et si propre pour l’élision, n’a pu le sauver ; il a cédé à un autre monosyllabe, et