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souvenir de ces quatre puces célèbres que montrait autrefois un charlatan, subtil ouvrier, dans une fiole où il avait trouvé le secret de les faire vivre : il leur avait mis à chacune une salade en tête, leur avait passé un corps de cuirasse, mis des brassards, des genouillères, la lance sur la cuisse ; rien ne leur manquait, et en cet équipage elles allaient par sauts et par bonds dans leur bouteille. Feignez un homme de la taille du mont Athos, pourquoi non ? une âme serait-elle embarrassée d’animer un tel corps ? elle en serait plus au large : si cet homme avait la vue assez subtile pour vous découvrir quelque part sur la terre avec vos armes offensives et défensives, que croyez-vous qu’il penserait de petits marmousets ainsi équipés, et de ce que vous appelez guerre, cavalerie, infanterie, un mémorable siège, une fameuse journée ? N’entendrai-je donc plus bourdonner d’autre chose parmi vous ? le monde ne se divise-t-il plus qu’en régiments et en compagnies ? tout est-il devenu bataillon ou escadron ? Il a pris une ville, il en a pris une seconde, puis une troisième ; il a gagné une bataille, deux batailles ; il chasse l’ennemi, il vainc sur mer, il vainc sur terre : est-ce de quelqu’un de vous autres, est-ce d’un géant, d’un Athos, que vous parlez ? Vous avez surtout un homme pâle et livide qui n’a pas sur soi dix onces de chair, et que l’on croirait jeter à terre du moindre souffle. Il fait néanmoins plus de bruit que quatre autres, et met tout en combustion : il vient de pêcher en eau troublé une île tout entière ; ailleurs à la vérité, il est battu et poursuivi, mais il se sauve par les marais, et ne veut écouter ni paix ni trêve. Il a montré de bonne heure ce qu’il savait faire : il a mordu le sein de sa nourrice ; elle en est morte, la pauvre femme : je m’entends, il suffit. En un mot il était né sujet, et il ne l’est plus ; au contraire il est le maître, et ceux qu’il a domptés et mis sous le joug vont à la charrue et labourent de bon courage : ils semblent même appréhender, les bonnes gens, de pouvoir se délier un jour et de devenir libres, car ils ont étendu la courroie et allongé le fouet de celui qui les fait marcher ; ils n’oublient rien pour accroître leur servitude ; ils lui font passer l’eau pour se faire d’autres vassaux et s’acquérir de nouveaux