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l’on ne feint point de leur dire que ce sont des exemples singuliers ; et s’ils ont recours à de solides raisons, elles sont faibles contre la voix de la multitude. Il semble néanmoins que l’on devrait décider sur cela avec plus de précaution, et se donner seulement la peine de douter si ce même esprit qui fait faire de si grands progrès dans les sciences, qui fait bien penser, bien juger, bien parler et bien écrire, ne pourrait point encore servir à être poli.

Il faut très peu de fonds pour la politesse dans les manières ; il en faut beaucoup pour celle de l’esprit.

I9 (V)

«  Il est savant, dit un politique, il est donc incapable d’affaires ; je ne lui confierais l’état de ma garde-robe » ; et il a raison. Ossat, Ximénès, Richelieu étaient savants : étaient-ils habiles ? ont-ils passé pour de bons ministres ? « Il sait le grec, continue l’homme d’Etat, c’est un grimaud, c’est un philosophe. » Et en effet, une fruitière à Athènes, selon les apparences, parlait grec, et par cette raison était philosophe. Les Bignons, les Lamoignons étaient de purs grimauds : qui en peut douter ? ils savaient le grec. Quelle vision, quel délire au grand, au sage, au judicieux Antonin, de dire qu’alors les peuples seraient heureux, si l’empereur philosophait, ou si le philosophe ou le grimaud venait à l’empire !

Les langues sont la clef ou l’entrée des sciences, et rien davantage ; le mépris des unes tombe sur les autres. Il ne s’agit point si les langues sont anciennes ou nouvelles, mortes ou vivantes, mais si elles sont grossières ou polies, si les livres qu’elles ont formés sont d’un bon ou d’un mauvais goût. Supposons que notre langue pût un jour avoir le sort de la grecque et de la latine, serait-on pédant, quelques siècles après qu’on ne la parlerait plus, pour lire Molière ou La Fontaine ?

20 (VI)

Je nomme Eurypyle, et vous dites : « C’est un bel esprit. » Vous dites aussi de celui qui travaille une poutre : « Il est charpentier » ; et de celui qui refait un mur : « Il est maçon. » Je vous demande quel est l’atelier où travaille cet homme de métier, ce bel esprit ? quelle est son enseigne ? à