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qu’ils ont commencé de connaître dans ce temps leur sont chères ; ils affectent quelques mots du premier langage qu’ils ont parlé ; ils tiennent pour l’ancienne manière de chanter, et pour la vieille danse ; ils vantent les modes qui régnaient alors dans les habits, les meubles et les équipages. Ils ne peuvent encore désapprouver des choses qui servaient à leurs passions, qui étaient si utiles à leurs plaisirs, et qui en rappellent la mémoire : comment pourraient-ils leur préférer de nouveaux usages, et des modes toutes récentes où ils n’ont nulle part, dont ils n’espèrent rien, que les jeunes gens ont faites, et dont ils tirent à leur tour de si grands avantages contre la vieillesse.

❡ Une trop grande négligence comme une excessive parure, dans les vieillards, multiplient leurs rides et font mieux voir leur caducité.

❡ Un vieillard est fier, dédaigneux, et d’un commerce difficile, s’il n’a beaucoup d’esprit.

❡ Un vieillard qui a vécu à la cour, qui a un grand sens, et une mémoire fidèle, est un trésor inestimable : il est plein de faits et de maximes ; l’on y trouve l’histoire du siècle revêtue de circonstances très curieuses, et qui ne se lisent nulle part ; l’on y apprend des règles pour la conduite et pour les mœurs qui sont toujours sûres, parce qu’elles sont fondées sur l’expérience.

Les jeunes gens, à cause des passions qui les amusent, s’accommodent mieux de la solitude que les vieillards.

Phidippe, déjà vieux, raffine sur la propreté et sur la mollesse ; il passe aux petites délicatesses ; il s’est fait un art du boire, du manger, du repos et de l’exercice ; les petites règles qu’il s’est prescrites, et qui tendent toutes aux aises de sa personne, il les observe avec scrupule, et ne les romprait pas pour une maîtresse, si le régime lui avait permis d’en retenir ; il s’est accablé de superfluités, que l’habitude enfin lui rend nécessaires. Il double ainsi et renforce les liens qui l’attachent à la vie, et il veut employer ce qui lui en reste à en rendre la perte plus douloureuse. N’appréhendait-il pas assez de mourir ?

Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s’ils n’étaient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres ; il oublie que le repas est pour