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les servent point, mais ils les amusent ; les personnes de mérite et de service sont utiles aux grands, ceux-ci leur sont nécessaires, ils blanchissent auprès d’eux dans la pratique des bons mots, qui leur tiennent lieu d’exploits dont ils attendent la récompense ; ils s’attirent, à force d’être plaisants, des emplois graves, et s’élèvent par un continuel enjouement jusqu’au sérieux des dignités ; ils finissent enfin, et rencontrent inopinément un avenir qu’ils n’ont ni craint ni espéré. Ce qui reste d’eux sur la terre, c’est l’exemple de leur fortune, fatal à ceux qui voudraient le suivre.

❡ L’on exigerait de certains personnages qui ont une fois été capables d’une action noble, héroïque, et qui a été sue de toute la terre, que, sans paraître comme épuisés par un si grand effort, ils eussent du moins dans le reste de leur vie cette conduite sage et judicieuse qui se remarque même dans les hommes ordinaires ; qu’ils ne tombassent point dans des petitesses indignes de la haute réputation qu’ils avaient acquise ; que se mêlant moins dans le peuple et ne lui laissant pas le loisir de les voir de près, ils ne le fissent point passer de la curiosité et de l’admiration à l’indifférence, et peut-être au mépris.

❡ Il coûte moins à certains hommes de s’enrichir de mille vertus, que de se corriger d’un seul défaut ; ils sont même si malheureux, que ce vice est souvent celui qui convenait le moins à leur état, et qui pouvait leur donner dans le monde plus de ridicule ; il affaiblit l’éclat de leurs grandes qualités, empêche qu’ils ne soient des hommes parfaits et que leur réputation ne soit entière. On ne leur demande point qu’ils soient plus éclairés et plus incorruptibles, qu’ils soient plus amis de l’ordre et de la discipline, plus fidèles à leurs devoirs, plus zélés pour le bien public, plus graves : on veut seulement qu’ils ne soient point amoureux.

❡ Quelques hommes dans le cours de leur vie sont si différents d’eux-mêmes par le cœur et par l’esprit, qu’on est sûr de se méprendre si l’on en juge seulement par ce qui a paru d’eux dans leur première jeunesse. Tels étaient pieux, sages, savants, qui par cette mollesse inséparable d’une trop riante fortune, ne le sont plus. L’on en sait d’autres qui ont commencé leur vie par le plaisirs et qui ont mis ce qu’ils avaient d’esprit à les connaître, que les