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Il commence ensuite un conte qu’il oublie d’achever, il rit en lui-même, il éclate d’une chose qui lui passe par l’esprit, il répond à sa pensée, il chante entre ses dents, il siffle, il se renverse dans une chaise, il pousse un cri plaintif, il bâille, il se croit seul. S’il se trouve à un repas, on voit le pain se multiplier insensiblement sur son assiette ; il est vrai que ses voisins en manquent, aussi bien que de couteaux et de fourchettes, dont il ne les laisse pas jouir longtemps. On a inventé aux tables une grande cueillère[1] pour la commodité du service ; il la prend, la plonge dans le plat, l’emplit, la porte à sa bouche, et il ne sort pas d’étonnement de voir répandu sur son linge et sur ses habits le potage qu’il vient d’avaler. Il oublie de boire pendant tout le dîner ; ou s’il s’en souvient, et qu’il trouve que l’on lui donne trop de vin, il en flaque plus de la moitié au visage de celui qui est à sa droite ; il boit le reste tranquillement, et ne comprend pas pourquoi tout le monde éclate de rire de ce qu’il a jeté à terre ce qu’on lui a versé de trop. Il est un jour retenu au lit pour quelque incommodité : on lui rend visite ; il y a un cercle d’hommes et de femmes dans la ruelle qui l’entretiennent, et en leur présence il soulève sa couverture et crache dans ses draps. On le mène aux Chartreux, on lui fait voir un cloître orné d’ouvrages, tous de la main d’un excellent peintre. Le religieux qui les lui explique parle de saint Bruno, du chanoine et de son aventure, en fait une longue histoire, et la montre dans l’un de ses tableaux. Ménalque, qui pendant la narration est hors du cloître, et bien loin au delà, y revient enfin, et demande au père si c’est le chanoine ou saint Bruno qui est damné. Il se trouve par hasard avec une jeune veuve ; il lui parle de son défunt mari, lui demande comment il est mort. Cette femme, à qui ce discours renouvelle ses douleurs, pleure, sanglote, et ne laisse pas de reprendre tous les détails de la maladie de son époux, qu’elle conduit depuis la veille de sa fièvre, qu’il se portait bien, jusqu’à l’agonie. Madame, lui demande Ménalque, qui l’avait apparemment écoutée avec attention, n’aviez-vous que celui-là ? Il s’avise un matin de faire tout hâter dans sa cuisine ; il se lève avant le fruit, et prend congé de la compagnie. On le voit ce jour-là en tous

  1. Cueillière est écrit ainsi dans toutes les éditions du temps.