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DE L’HOMME


Ne nous emportons point contre les hommes en voyant leur dureté, leur ingratitude, leur injustice, leur fierté, l’amour d’eux-mêmes et l’oubli des autres : ils sont ainsi faits, c’est leur nature ; c’est ne pouvoir supporter que la pierre tombe, ou que le feu s’élève.

❡ Les hommes en un sens ne sont point légers, ou ne le sont que dans les petites choses : ils changent leurs habits, leur langage, les dehors, les bienséances ; ils changent de goût quelquefois ; ils gardent leurs mœurs toujours mauvaises, fermes et constants dans le mal, ou dans l’indifférence pour la vertu.

❡ Le stoïcisme est un jeu d’esprit et une idée semblable à la République de Platon. Les stoïques ont feint qu’on pouvait rire dans la pauvreté, être insensible aux injures, à l’ingratitude, aux pertes de biens, comme à celles des parents et des amis ; regarder froidement la mort, et comme une chose indifférente qui ne devait ni réjouir ni rendre triste ; n’être vaincu ni par le plaisir ni par la douleur[1], sentir le fer ou le feu dans quelque partie de son corps sans pousser le moindre soupir ni jeter une seule larme ; et ce fantôme de vertu et de constance ainsi imaginé, il leur a plu de l’appeler un sage. Ils ont laissé à l’homme tous les défauts qu’ils lui ont trouvés, et n’ont presque relevé aucun de ses faibles ; au lieu de faire de ses vices des peintures affreuses ou ridicules qui servissent à l’en corriger, ils lui ont tracé l’idée d’une perfection et d’un héroïsme dont il n’est point capable, et l’on exhorte à l’impossible. Ainsi, le sage qui n’est pas ou qui n’est qu’imaginaire se trouve naturellement et par lui-même au-dessus de tous les événe-

  1. Au lieu de douleur, l’édition que nous suivons donne douceur, qui est une faute évidente.