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Si les hommes ne sont point capables sur la terre d’une joie plus naturelle, plus flatteuse et plus sensible, que de connaître qu’ils sont aimés, et si les rois sont hommes, peuvent-ils jamais trop acheter le cœur de leurs peuples ?

32 (I)

Il y a peu de règles générales et de mesures certaines pour bien gouverner ; l’on suit le temps et les conjonctures, et cela roule sur la prudence et sur les vues de ceux qui règnent : aussi le chef-d’œuvre de l’esprit, c’est le parfait gouvernement ; et ce ne serait peut-être pas une chose possible, si les peuples, par l’habitude où ils sont de la dépendance et de la soumission, ne faisaient la moitié de l’ouvrage.

33 (I)

Sous un très grand roi, ceux qui tiennent les premières places n’ont que des devoirs faciles, et que l’on remplit sans nulle peine : tout coule de source ; l’autorité et le génie du prince leur aplanissent les chemins, leur épargnent les difficultés, et font tout prospérer au delà de leur attente : ils ont le mérite de subalternes.

34 (V)

Si c’est trop de se trouver chargé d’une seule famille, si c’est assez d’avoir à répondre de soi seul, quel poids, quel accablement, que celui de tout un royaume ! Un souverain est-il payé de ses peines par le plaisir que semble donner une puissance absolue, par toutes les prosternations des courtisans ? Je songe aux pénibles, douteux et dangereux chemins qu’il est quelquefois obligé de suivre pour arriver à la tranquillité publique ; je repasse les moyens extrêmes, mais nécessaires, dont il use souvent pour une bonne fin ; je sais qu’il doit répondre à Dieu même de la félicité de ses peuples, que le bien et le mal est en ses mains, et que toute ignorance ne l’excuse pas ; et je me dis à moi-même : « Voudrais-je régner ? » Un homme un peu heureux dans une condition privée devrait-il y renoncer pour une monarchie ? N’est-ce pas beaucoup, pour celui qui se trouve en place par un droit héréditaire, de supporter d’être né roi ?

35 (I)

Que de dons du ciel ne faut-il pas pour bien régner ! Une naissance auguste, un air d’empire et d’autorité, un visage qui remplisse la curiosité des peuples empressés de voir le prince, et qui conserve le respect dans le courtisan ; une parfaite égalité d’humeur ; un grand éloignement pour la raillerie piquante, ou assez de raison pour ne se la permettre