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générale conjuration ? Quel moyen, je ne dis pas d’être supérieur, mais de suffire seul à tant et de si puissants ennemis ? Cela est sans exemple dans la monarchie. Un héros, un Achille y succomberait. On a fait, ajoute-t-il, de lourdes fautes : je sais bien ce que je dis, je suis du métier, j’ai vu la guerre, et l’histoire m’en a beaucoup appris. » Il parle là-dessus avec admiration d’Olivier le Daim et de Jacques Cœur : « C’étaient là des hommes, dit-il, c’étaient des ministres. » Il débite ses nouvelles, qui sont toutes les plus tristes et les plus désavantageuses que l’on pourrait feindre : tantôt un parti des nôtres a été attiré dans une embuscade et taillé en pièces ; tantôt quelques troupes renfermées dans un château se sont rendues aux ennemis à discrétion, et ont passé par le fil de l’épée ; et si vous lui dites que ce bruit est faux et qu’il ne se confirme point, il ne vous écoute pas, il ajoute qu’un tel général a été tué ; et bien qu’il soit vrai qu’il n’a reçu qu’une légère blessure, et que vous l’en assuriez, il déplore sa mort, il plaint sa veuve, ses enfants, l’Etat ; il se plaint lui-même : il a perdu un bon ami et une grande protection. Il dit que la cavalerie allemande est invincible ; il pâlit au seul nom des cuirassiers de l’Empereur. « Si l’on attaque cette place, continue-t-il, on lèvera le siège. Ou l’on demeurera sur la défensive sans livrer de combat ; ou si on le livre, on le doit perdre ; et si on le perd, voilà l’ennemi sur la frontière. » Et comme Démophile le fait voler, le voilà dans le cœur du royaume : il entend déjà sonner le beffroi des villes, et crier à l’alarme ; il songe à son bien et à ses terres : où conduira-t-il son argent, ses meubles, sa famille ? où se réfugiera-t-il ? en Suisse ou à Venise ?

Mais, à ma gauche, Basilide met tout d’un coup sur pied une armée de trois cent mille hommes ; il n’en rabattrait pas une seule brigade : il a la liste des escadrons et des bataillons, des généraux et des officiers ; il n’oublie pas l’artillerie ni le bagage. Il dispose absolument de toutes ces troupes : il en envoie tant en Allemagne et tant en Flandre ; il réserve un certain nombre pour les Alpes, un peu moins pour les Pyrénées, et il fait passer la mer à ce qui lui reste. Il connaît les marches de ces armées, il sait ce qu’elles feront et ce qu’elles ne feront pas ; vous diriez qu’il ait l’oreille du prince ou le secret du ministre. Si les ennemis