Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/211

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


DU SOUVERAIN ou DE LA RÉPUBLIQUE



Quand l’on parcourt sans la prévention de son pays toutes les formes de gouvernement, l’on ne sait à laquelle se tenir ; il y a dans toutes le moins bon et le moins mauvais. Ce qu’il y a de plus raisonnable et de plus sûr, c’est d’estimer celle où l’on est né la meilleure de toutes et de s’y soumettre.

❡ Il ne faut ni art ni science pour exercer la tyrannie, et la politique qui ne consiste qu’à répandre le sang est fort bornée et de nul raffinement ; elle inspire de tuer ceux dont la vie est un obstacle à notre ambition ; un homme né cruel fait cela sans peine. C’est la manière la plus horrible et la plus grossière de se maintenir ou de s’agrandir.

❡ C’est une politique sûre et ancienne dans les républiques que d’y laisser le peuple s’endormir dans les fêtes et dans les spectacles, dans le luxe, dans le faste, dans les plaisirs, dans la vanité et la mollesse ; le laisser se remplir du vide et savourer la bagatelle : quelles grandes démarches ne fait-on pas au despotique par cette indulgence !

❡ Il n’y a point de patrie dans le despotique ; d’autres choses y suppléent : l’intérêt, la gloire, le service du prince.

❡ Quand on veut changer et innover dans une république, c’est moins les choses que le temps que l’on considère ; il y a des conjonctures où l’on sent bien qu’on ne saurait trop attenter contre le peuple, et il y en a d’autres où il est clair qu’on ne peut trop le ménager. Vous pouvez aujourd’hui ôter à cette ville ses franchises, ses droits, ses privilèges : mais demain ne songez pas même à réformer ses enseignes.

❡ Quand le peuple est en mouvement, on ne comprend pas par où le calme peut y rentrer ; et, quand il est pai-