Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/195

Cette page n’a pas encore été corrigée


La prévention du peuple en faveur des grands est si aveugle, et l’entêtement pour leur geste, leur visage, leur ton de voix et leurs manières si général, que, s’ils s’avisaient d’être bons, cela irait à l’idolâtrie.

2 (VI)

Si vous êtes né vicieux, ô Théagène, je vous plains ; si vous le devenez par faiblesse pour ceux qui ont intérêt que vous le soyez, qui ont juré entre eux de vous corrompre, et qui se vantent déjà de pouvoir y réussir, souffrez que je vous méprise. Mais si vous êtes sage, tempérant, modeste, civil, généreux, reconnaissant, laborieux, d’un rang d’ailleurs et d’une naissance à donner des exemples plutôt qu’à les prendre d’autrui, et à faire les règles plutôt qu’à les recevoir, convenez avec cette sorte de gens de suivre par complaisance leurs dérèglements, leurs vices et leur folie, quand ils auront, par la déférence qu’ils vous doivent, exercé toutes les vertus que vous chérissez : ironie forte, mais utile, très propre à mettre vos mœurs en sûreté, à renverser tous leurs projets, et à les jeter dans le parti de continuer d’être ce qu’ils sont, et de vous laisser tel que vous êtes.

3 (I)

L’avantage des grands sur les autres hommes est immense par un endroit : je leur cède leur bonne chère, leurs riches ameublements, leurs chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs nains, leurs fous et leurs flatteurs ; mais je leur envie le bonheur d’avoir à leur service des gens qui les égalent par le cœur et par l’esprit, et qui les passent quelquefois.

4 (I)

Les grands se piquent d’ouvrir une allée dans une forêt, de soutenir des terres par de longues murailles, de dorer des plafonds, de faire venir dix pouces d’eau, de meubler une orangerie ; mais de rendre un cœur content, de combler une âme de joie, de prévenir d’extrêmes