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cour et sur le courtisan ; et parce qu’il les a entendues, il s’en croit complice et responsable. Tyran de la société et martyr de son ambition, il a une triste circonspection dans sa conduite et dans ses discours, une raillerie innocente, mais froide et contrainte, un ris forcé, des caresses contrefaites, une conversation interrompue et des distractions fréquentes. Il a une profusion, le dirai-je ? des torrents de louanges pour ce qu’a fait ou ce qu’a dit un homme placé et qui est en faveur, et pour tout autre une sécheresse de pulmonique ; il a des formules de compliments différents pour l’entrée et pour la sortie à l’égard de ceux qu’il visite ou dont il est visité ; et il n’y a personne de ceux qui se payent de mines et de façons de parler qui ne sorte d’avec lui fort satisfait. Il vise également à se faire des patrons et des créatures ; il est médiateur, confident, entremetteur : il veut gouverner. Il a une ferveur de novice pour toutes les petites pratiques de cour ; il sait où il faut se placer pour être vu ; il sait vous embrasser, prendre part à votre joie, vous faire coup sur coup des questions empressées sur votre santé, sur vos affaires ; et pendant que vous lui répondez, il perd le fil de sa curiosité, vous interrompt, entame un autre sujet ; ou s’il survient quelqu’un à qui il doive un discours tout différent, il sait, en achevant de vous congratuler, lui faire un compliment de condoléance : il pleure d’un œil, et il rit de l’autre. Se formant quelquefois sur les ministres ou sur le favori, il parle en public de choses frivoles, du vent, de la gelée ; il se tait au contraire, et fait le mystérieux sur ce qu’il sait de plus important, et plus volontiers encore sur ce qu’il ne sait point.

63 (I)

Il y a un pays où les joies sont visibles, mais fausses, et les chagrins cachés, mais réels. Qui croirait que l’empressement pour les spectacles, que les éclats et les applaudissements aux théâtres de Molière et d’Arlequin, les repas, la chasse, les ballets, les carrousels couvrissent tant d’inquiétudes, de soins et de divers intérêts, tant de craintes et d’espérances, des passions si vives et des affaires si sérieuses ?

64 (IV)

La vie de la cour est un jeu sérieux, mélancolique, qui applique : il faut arranger ses pièces et ses batteries, avoir un dessein, le suivre, parer celui de son adversaire, hasarder quelquefois, et jouer de caprice ; et après toutes ses