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sous la main du prince, pour recevoir de lui la grâce que j’aurais recherchée avec le plus d’emportement.

44 (V)

Les hommes ne veulent pas que l’on découvre les vues qu’ils ont sur leur fortune, ni que l’on pénètre qu’ils pensent à une telle dignité, parce que, s’ils ne l’obtiennent point, il y a de la honte, se persuadent-ils, à être refusés ; et s’ils y parviennent, il y a plus de gloire pour eux d’en être crus dignes par celui qui la leur accorde, que de s’en juger dignes eux-mêmes par leurs brigues et par leurs câbales : ils se trouvent parés tout à la fois de leur dignité et de leur modestie.

Quelle plus grande honte y a-t-il d’être refusé d’un poste que l’on mérite, ou d’y être placé sans le mériter ?

Quelques grandes difficultés qu’il y ait à se placer à la cour, il est encore plus âpre et plus difficile de se rendre digne d’être placé.

Il coûte moins à faire dire de soi : « Pourquoi a-t-il obtenu ce poste ? » qu’à faire demander : « Pourquoi ne l’a-t-il pas obtenu ? »

L’on se présente encore pour les charges de ville, l’on postule une place dans l’Académie française, l’on demandait le consulat : quelle moindre raison y aurait-il de travailler les premières années de sa vie à se rendre capable d’un grand emploi, et de demander ensuite, sans nul mystère et sans nulle intrigue, mais ouvertement et avec confiance, d’y servir sa patrie, son prince, la république ?

45 (IV)

Je ne vois aucun courtisan à qui le prince vienne d’accorder un bon gouvernement, une place éminente ou une forte pension, qui n’assure par vanité, ou pour marquer son désintéressement, qu’il est bien moins content du don que de la manière dont il lui a été fait. Ce qu’il y a en cela de sûr et d’indubitable, c’est qu’il le dit ainsi.

C’est rusticité que de donner de mauvaise grâce : le plus fort et le plus pénible est de donner ; que coûte-t-il d’y ajouter un sourire ?

Il faut avouer néanmoins qu’il s’est trouvé des hommes qui refusaient plus honnêtement que d’autres ne savaient donner ; qu’on a dit de quelques-uns qu’ils se faisaient si longtemps prier, qu’ils donnaient si sèchement, et chargeaient une grâce qu’on leur arrachait de conditions si désagréables, qu’une plus grande