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pargnez rien, grande Reine ; employez-y l’or et tout l’art des plus excellents ouvriers ; que les Phidias et les Zeuxis de votre siècle déploient toute leur science sur vos plafonds et sur vos lambris ; tracez-y de vastes et de délicieux jardins, dont l’enchantement soit tel qu’ils ne paraissent pas faits de la main des hommes ; épuisez vos trésors et votre industrie sur cet ouvrage incomparable ; et après que vous y aurez mis, Zénobie, la dernière main, quelqu’un de ces pâtres qui habitent les sables voisins de Palmyre, devenu riche par les péages de vos rivières, achètera un jour à deniers comptants cette royale maison, pour l’embellir, et la rendre plus digne de lui et de sa fortune.

79 (IV)

Ce palais, ces meubles, ces jardins, ces belles eaux vous enchantent et vous font récrier d’une première vue sur une maison si délicieuse, et sur l’extrême bonheur du maître qui la possède. Il n’est plus ; il n’en a pas joui si agréablement ni si tranquillement que vous : il n’y a jamais eu un jour serein, ni une nuit tranquille ; il s’est noyé de dettes pour la porter à ce degré de beauté où elle vous ravit. Ses créanciers l’en ont chassé : il a tourné la tête, et il l’a regardée de loin une dernière fois ; et il est mort de saisissement.

80 (V)

L’on ne saurait s’empêcher de voir dans certaines familles ce qu’on appelle les caprices du hasard ou les jeux de la fortune. Il y a cent ans qu’on ne parlait point de ces familles, qu’elles n’étaient point : le ciel tout d’un coup s’ouvre en leur faveur ; les biens, les honneurs, les dignités fondent sur elles à plusieurs reprises ; elles nagent dans la prospérité. Eumolpe, l’un de ces hommes qui n’ont point de grands-pères, a eu un père du moins qui s’était élevé si haut, que tout ce qu’il a pu souhaiter pendant le cours d’une longue vie, ç’a été de l’atteindre ; et il l’a atteint. Etait-ce dans ces deux personnages éminence d’esprit, profonde capacité ? était-ce les conjonctures ? La fortune enfin ne leur rit plus ; elle se joue ailleurs, et traite leur postérité comme leurs ancêtres.

8I (IV)

La cause la plus immédiate de la ruine et de la déroute des personnes des deux conditions, de la robe et de l’épée, est que l’état seul, et non le bien, règle la dépense.

82 (IV)

Si vous n’avez rien oublié pour votre fortune, quel travail ! Si vous avez négligé la moindre chose, quel repentir !

83 (VI)

Giton